Article publié pour le magazine L’Incorrect
Depuis la chute du rideau de fer, la démocratie libérale semble s’imposer comme une évidence : elle a vaincu le nazisme et le communisme, résisté à l’épreuve du temps et est apparue comme le seul modèle viable. Fondée sur les trois piliers que sont l’État de droit, le suffrage universel et l’économie de marché, la démocratie libérale reste l’horizon universel vers lequel doivent converger tous les États de la planète, au nom de la supériorité morale qu’elle revendique et de la légitimité que lui confèrerait l’histoire.
Pourtant, cette idéologie est à bout de souffle et son déploiement ultime laisse présager du pire. En effet, la démocratie libérale souffre d’une faille originelle qui n’apparaissait pas au grand jour tant qu’elle régissait des sociétés aux solidarités bien anciennes et aux structures solidement établies. C’est avec le temps que la démocratie libérale a livré son véritable visage, celui de l’individualisme radical, négateur de tout bien commun et prélude à la décomposition de toute société.
« On connaît la trame de fond philosophique de la modernité par rapport à la constitution du lien politique, affirme Mathieu Bock-Côté. La peur initiale de la modernité politique, du moins telle qu’elle a été conçue par la philosophie politique à partir de Hobbes, c’est celle des guerres de religion ravageant l’unité de la communauté politique et provoquant l’oubli de la raison d’État au nom de vérités éternelles portées par des religions concurrentes. Pour cela, l’anthropologie libérale a d’abord privatisé la religion pour éviter justement que la cité n’éclate à cause d’une querelle entre métaphysiques contradictoires : en individualisant la question des fins dernières, elle espérait vider la cité des questions existentielles de vie et de mort et ainsi la pacifier » (Le Nouveau Régime, 2017). C’est l’origine lointaine de l’école laïque dont l’instituteur partageait pourtant le même fonds culturel que le curé, s’interdisant uniquement de dispenser des cours d’éducation religieuse.
Cependant, au fil du temps, ce terreau commun s’étiole, l’anthropologie laïque évoluant de manière totalement autonome par rapport au christianisme, s’éloignant ainsi du cadre originel qui l’avait portée. La question des mœurs demeure le point de crispation le plus visible mais elle ne fait que révéler l’abîme plus général qui sépare deux visions du monde radicalement antagonistes. C’est désormais la notion de culture commune qui est remise en cause puisque la démocratie libérale se déploie en vue de l’extension indéfinie des droits individuels au détriment de la notion même d’un bien commun qui unirait les hommes dans la communion d’un même héritage partagé. La privatisation du fait religieux s’est voulue une réponse à la guerre civile : elle a débouché sur une privatisation de la culture et une revendication permanente de droits subjectifs qui constituent autant de pôles de minorités actives perpétuellement victimaires.
Vidé de tout contenu substantiel, le lien politique devient dès lors un assemblage artificiel qui n’a d’autre fondement que la volonté propre de chaque individu, considéré comme une entité abstraite et un sujet de droit autonome préexistant à toute entité sociale et politique. Qu’on l’appelle « contrat social », « pacte républicain » ou « vivre-ensemble », la logique reste la même : celle d’une désincarnation de la politique artificiellement reconstruite autour de l’individu-Roi. « Ce double mouvement de la démocratie, explique Pierre Manent, consiste à défaire le lien social hérité – le lien inégal et subi – et à refaire un lien nouveau, un lien égal et librement voulu. Ce double mouvement obéit à un même principe, le principe du consentement qu’on peut formuler ainsi : il n’y a pour moi d’obligation légitime que celle à laquelle j’ai préalablement consenti ; il n’y a pour moi de lien légitime que celui dans lequel je suis entré librement. La vie de la démocratie, c’est la mise en œuvre de ce principe. […] La démocratie, c’est la volontarisation de toutes les relations et de tous les liens » (Cours familier de philosophie politique, 2001).
Ce vertige de dissolution, Soljenitsyne l’avait déjà dénoncé avant la fin de la Guerre froide, devant un Occident qui ne jurait alors que par la démocratie libérale. Dans Le déclin du courage (1978), il fustigeait les ravages du matérialisme et de la société de consommation. Par un clin d’œil de l’histoire, il fait écho, par-delà le temps et la diversité des écoles philosophiques, aux accusations formulées par Marx à l’encontre de la bourgeoisie dans le Manifeste du parti communiste (1848) : « Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste ».
La vérité criante de cette prophétie apparaît d’autant plus au grand jour que la seule hiérarchie non détruite aujourd’hui par la démocratie libérale demeure celle qui découle du pouvoir de l’argent, qui, comme tel, s’impose de lui-même. L’autorité des parents sur les enfants est battue en brèche, celle du maître d’école n’est plus respectée, et celle du chef de l’État ne comporte plus aucune dimension transcendante. La tyrannie de l’égalité a abattu toutes les autorités sacrales, il ne reste que la vérité crue des rapports d’argent qui distinguent les individus entre eux, ce qui explique d’ailleurs l’âpreté des luttes sociales. Le règne du marché est ainsi poussé à son paroxysme.
Or, une société ne peut durablement vivre de ces liens froids et artificiels. « Le lien à son fondement n’est pas le contrat, explique Roger Scruton mais quelque chose qui s’apparente davantage à l’amour » et que l’auteur appelle « oikophilia », littéralement l’amour de la maison, « qui n’est pas seulement le chez-soi mais le peuple qui l’habite, et les arrangements concomitants qui dotent ce chez-soi de contours durables et d’un sourire constant » (De l’urgence d’être conservateur, 2016). Ce que les Allemands appellent Heimat ne trouve pas d’équivalent dans la langue française ; c’est peut-être une lacune qui explique bien des choses. Pourtant, cette « petite patrie à taille humaine » est le premier foyer de l’enracinement charnel et le lieu privilégié de la transmission culturelle : c’est ce qui distingue un hôtel d’une demeure. L’hôtel, purement utilitaire, relève du domaine de l’avoir ; on y séjourne contre pension. La demeure, au contraire, est le lieu spirituel de nos attachements : elle relève du domaine de l’être.
« Nous sommes attachés aux choses que nous aimons et nous souhaitons les protéger du déclin », explique Roger Scruton pour qui « le conservatisme est la philosophie de l’attachement ». C’est peut-être à partir de l’oikophilia que l’on pourra refonder la démocratie libérale sur des bases pérennes. Non pas la rejeter mais l’enraciner. Voilà peut-être ce qui s’appelle être conservateur !
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