Conférence donnée à Lyon le 19 septembre 2018 pour l’ouverture du centenaire Soljenitsyne.
Une dépêche d’agence : MOSCOU, 6 août 2008. L’écrivain Alexandre Soljenitsyne, inhumé mercredi à Moscou, a consacré sa vie à la défense de la vérité, a souligné le patriarche Alexis II, primat de l’Eglise orthodoxe russe, dans le message lu sur sa tombe.
« Le Seigneur lui a donné la force et le courage de porter sur ses épaules la lourde croix de la vérité, de travailler inlassablement comme écrivain afin de perpétuer la mémoire de ceux qui, souffrant pour la foi et la vérité pendant les troubles du siècle dernier, n’avaient pas perdu leur capacité de vivre dans l’honnêteté et selon leur conscience », a-t-il souligné.
Son credo – « Un mot de vérité renversera le monde » – est « un testament spirituel pour les générations à venir », a insisté le patriarche dans son message lu par l’archevêque Alexis d’Orekhovo-Zouïevo, qui présidait l’office funèbre au monastère de l’Icône-de-la-Vierge-du-Don (Donskoï) où l’écrivain a été inhumé.
Ce qui restera du communisme, c’est la hauteur de sa dissidence.
Les dissidents du communisme, qu’ils soient russes ou centre-européens, se tiennent à un niveau spirituel qui n’avait été égalé, pour le nazisme, que par la Rose Blanche. Le totalitarisme n’est pas réduit à un régime oppressif qui anéantit les libertés. Il est dès ce moment et au milieu même de la tragédie, compris comme une récusation de l’âme. C’est bien ce qui fait l’essence même de ce que l’on nommera (Fessard, Arendt) le totalitarisme, et en fera une catégorie à part. L’individu n’y est pas seulement privé de ses droits civiques et individuels : on tente de désintégrer son âme.
Car il n’est question ici que de l’âme. Mais qu’est-ce que c’est ? Quelle substance prodigieuse et utopique est-ce là ? N’est-ce pas un reliquat de l’âge ancien, qui n’aurait plus cours ? C’est précisément ce que pensent les deux totalitarismes : le communisme, que l’âme n’est qu’un reflet des conditions matérielles, qui sans elles n’a pas d’existence, pur reflet ; le nazisme, que l’âme est une illusion datant de l’époque judéo-chrétienne (Nietzsche dirait : de l’époque socrato-paulinienne) qu’il faut à présent oublier en revenant au paganisme.
Alors qu’est-ce que l’âme et que signifie défendre le domaine de l’âme ? Les auteurs dont nous parlons, Soljenitsyne et ses émules d’Europe centrale, sont enracinés dans la culture chrétienne (même si les Tchèques sont agnostiques). Pour eux, ce qu’il faut sauver, c’est l’entité personnelle dotée d’une conscience morale, d’une faculté de penser et de juger par soi-même, de choisir ses responsabilités et ses sacrifices. Le plus grave dans l’oppression totalitaire, c’est l’obligation du mensonge, l’abandon forcé du « point de vue » personnel. Soljenitsyne, qui est orthodoxe donc plutôt un chrétien traditionnaliste, voit la conscience spirituelle comme une instance capable de recevoir la loi naturelle. Tandis que pour les penseurs tchèques, en général athées, la conscience spirituelle est l’instance par laquelle l’homme reste debout malgré la finitude et la tragédie, par laquelle l’homme manifeste qu’il est autre qu’un animal. Ainsi, le totalitarisme qui prive l’homme de sa conscience et lui en confère une extérieure (« votre conscience, c’est le parti », disait le nazisme) empêche l’homme de vivre dans la vérité de soi, l’oblige à la dissimulation et au mensonge.
La privation de conscience a été dans les siècles passés le fait des religions fanatiques. Les dissidents du communisme ont vite établi le rapprochement. Milosz, dans La pensée captive (Gallimard Folios 1953), décrit le ketman perse (= art de la dissimulation, du mensonge hypocrite, pratiqué par les chiites persécutés par les sunnites) : la pratique imposée par laquelle l’individu, dans la société musulmane, devait dire ce que l’on attendait de lui et non ce qu’il pensait. Ce jeu d’acteur peut finir par envahir les consciences comme lorsque, dans les sociétés communistes, les époux sur l’oreiller se répètent les slogans du jour. Mais le plus souvent cette pratique grandit celui qui la vit. Il se sent plus fort que le Pouvoir qu’il trompe, et peut en tirer un plaisir et une force, car il s’agit pour lui de se construire contre l’obstacle. Milosz décrit avec finesse plusieurs types de Ketman.
Le thème de la vie dans la vérité est un thème philosophique et chrétien majeur, particulièrement travaillé dans les hauts lieux de protestation et de dissidence. C’est ainsi qu’on le trouve puissamment développé en Bohême, par Jan Hus (Explication du Credo, des Dix-Commandements et du Notre-Père, 1412) et l’ensemble du mouvement hussite, à la fois dans les textes et dans la liturgie (Cantionnaire de Jistebná, environ 1420). Puis au XIX° siècle chez Tomas G.Masaryk, qui est le véritable précurseur de Jan Patocka (cf Martin Kolar, « La vie dans la vérité », dans Dictionnaire encyclopédique des auteurs d’Europe centrale, C.Delsol et J.Nowicki).
Il faut préciser que le thème de la vie dans la vérité a été largement déployé dans toute la sphère monstrueusement développée des totalitarismes du XX° siècle. Dans Epistolaire de l’autre Europe (Fayard 1993), Predrag Matvejevitch publie une lettre qu’il a écrite à Andreï Sakharov en 1984 : « je voudrais vous dire combien il nous semble important qu’en dépit de tout cela, vous ne quittiez pas le pays : vous êtes l’otage de la vérité ». Ou encore, il y a peu d’années le dissident chinois Liu Xiaobo a repris cette idée dans son ouvrage qui s’appelle Vivre dans la vérité. Il y a bien là une sorte de paradigme qui répond à ce type particulier de régime.
Précisons les choses à partir d’exemples concrets, proposés par les dissidents eux-mêmes. Voilà un marchand de légumes qui affiche devant sa vitrine la banderole « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Naturellement il ne croit pas un instant à ce slogan, et s’il le pouvait, il afficherait bien plutôt ce que criaient les étudiants devant les chars à Prague en 68 : « socialistes de tous les pays, rentrez chez vous ! ». Mais voilà. Il n’est pas obligé de croire, mais au moins de faire semblant de croire. La société totalitaire crée un monde de rites et d’apparences, dans lequel l’individu doit faire semblant et vivre comme sur un théâtre. Orwell avait bien montré que le régime fonctionne seulement si tous jouent le jeu du mensonge. Il suffit, comme dans le conte, d’un enfant qui crie que le roi est nu, pour que tout s’effondre : car chacun sait que le roi est nu. Le dissident est cet enfant. Il est faible comme lui, exposé à toutes les vengeances d’un pouvoir qui le surpasse infiniment Mais il a pour lui la force de la vérité. Tandis que le pouvoir, qui repose sur le mensonge, n’a de force que de façade, et s’écroulera devant la vérité comme un marouflage. Les groupes de dissidents se nomment eux-mêmes « groupes de défense ». Ce qui est à défendre : l’individu concret, la vie véritable de cet individu, spirituelle, culturelle, intime. Car dans la culture occidentale que l’on défend ici, la vérité est un dévoilement de la réalité (tandis que pour le totalitarisme, la vérité est l’exposition du dogme). En même temps que la vérité, c’est la réalité que ces régimes condamnent. Le tchèque Belohradsky disait que la réalité était à cette époque comme un animal blessé et traqué qui passait d’un lieu à l’autre en perdant son sang (« La réalité est un animal blessé qui se traîne en cherchant un lieu pour se cacher et qui laisse derrière soi les traces de sang », Vaclav Belohradsky, « Sur le sujet dissident », Le Messager Européen, n°4, 1990, p.23-46).
Vivre dans la vérité signifiera d’abord créer une vie parallèle qui répondra aux aspirations concrètes des individus, aspirations culturelles, spirituelles, sociales. D’où les samizdats en Union soviétique (information parallèle), les universités volantes en Europe centrale (instruction parallèle). La vie récusée se recrée en-dessous. Toute une théorisation a été faite de la « Cité parallèle » en régime communiste, par Vaclav Benda, dissident célèbre, dont l’ouvrage samizdat de 1978 portait le titre « La cité parallèle ». Ici, la vie dans la vérité est portée par les sans-pouvoir, qui ne possèdent plus que la réalité vivante (Essais publiés en Anglais sous le titre La longue nuit du veilleur, The Long Night of the Watchman: Essays by Václav Benda, 1977-1989, edited by F. Flagg Taylor IV, translated by Barbara Day, St. Augustine’s Press). A noter l’influence qu’eut ce livre sur La Solution Benedict de Rod Dreher. La « longue nuit du veilleur » traduit la tragédie et la stratégie : le dissident est celui qui veille la flamme en proie à la persécution, afin qu’elle ne s’éteigne pas (les humains finissent par perdre leur conscience si on la leur vole trop longtemps), en attendant de meilleurs jours où elle pourra se montrer. Toute la vie de Benda et sa famille a été occupée par la création d’organisations dissidentes diverses. On a appelé cette vie cachée l’underground, considéré par les dissidents comme le seul moyen de contestation possible : non pas contester le pouvoir, mais manifester en face de lui la vérité de la vie. Le pouvoir communiste était un peu comme le diable auquel on jette de l’eau bénite. La manifestation du bien suffit à faire fuir le mal. Ici, la seule exposition de la vérité de la vie suffit à anéantir le mensonge. C’est la révolte contre l’interdiction d’un concert de rock, qui a été le point de départ de la création de la Charte 77. Le pouvoir des sans-pouvoirs est une menace.
Il y a autre chose de très important : l’exigence affirmée par les dissidents de vivre dans la vérité, a donné une leçon de vie et une leçon philosophique à l’Occident tout entier (et aurait dû le donner davantage). Lorsque Soljenitsyne chassé de Russie s’installe en Suisse et découvre l’Occident, il affirme qu’il ne voit pas là des sociétés tellement désirables : il voit le mensonge ici aussi, sous forme du « politiquement correct », et toutes sortes d’autres ressemblances avec la société communiste. Kundera et Havel disent la même chose, avec peut-être plus de détails encore. Et leur diagnostic à tous est le même : au fond, le totalitarisme communisme n’est que la « pointe avancée », autrement dit l’extrême, des désordres modernes, dont l’Occident représente la réalisation actuelle (V.Havel, « La politique et la conscience », dernier chapitre de Essais politiques, Calmann Lévy, 1990, p. 244 :« Les systèmes totalitaires contemporains représentent l’avant-garde du pouvoir impersonnel » p.235 : « la pointe extrême de son évolution et le fruit effrayant de son expansion (…) ce que Belohradsky appelait l’eschatologie de l’impersonnalité »).
Ainsi, les dissidents ont le sentiment qu’ils dévoilent un mensonge que les Occidentaux ne voient pas parce qu’on ne les a pas privés tout à fait de la vraie vie.
A nos sociétés aux références bouleversées par les philosophies de la déconstruction, aux principes rendus énigmatiques par l’effacement de la chrétienté, Soljenitsyne et les autres viennent poser à nouveaux frais des questions oubliées. Dans quelle mesure doit-on vivre ce que l’on dit ? La pensée d’un philosophe doit-elle être sa biographie ? L’homme n’est-il pas responsable devant les autres de l’authenticité de sa propre vie ? Vivre dans la vérité peut non seulement délivrer l’individu des totalitarismes, mais aussi lui permettre de mieux vivre une vie humaine dans les sociétés modernes, dont le mensonge est plus insinuant et perfide.
En réaffirmant ainsi l’unité de la personne, les dissidents s’inscrivent clairement dans la culture judéo-chrétienne fondatrice. Mais en même temps ils s’inscrivent dans un courant qu’on pourrait dire existentialiste. L’homme soigne son âme en agissant : « En postulant l’action comme l’expression personnelle de l’humanité et de la liberté, ils rejoignent de fait Aristote, pour qui dans la tragédie l’action précède le caractère, c’est-à-dire que c’est l’homme qui forge ce qu’il est à travers ses actes. Les dissidents deviennent héroïques par le témoignage de leur vie. » (Michel Maslowski, Archives privées). Cela signifie que la vérité, c’est la vie réelle et vécue, avant l’expression de l’idée ou des idées. Le combat des dissidents pour la vérité est un combat contre le rationalisme vu comme un nihilisme (la rationalité pure ne décrit que le vide). Au totalitarisme comme rationalité s’oppose la vie vécue comme témoignage. Au totalitarisme comme tout politique s’oppose le geste individuel, qui à lui seul porte le monde, parce qu’il le construit et parce qu’il le nomme.
Il y a bien dans notre culture un combat pour la vérité de l’existence. J’en veux pour preuve les textes de Péguy sur la « petite vie ».
Péguy a porté un regard philosophique sur le personnage du témoin, entendu au sens fort, au sens du martyre : non pas seulement celui qui regarde et atteste par la parole en gardant les mains bien propres, mais celui qui atteste par ses actes mêmes. Rien de plus difficile, on le sait, que de dire ce que l’on pense, de faire ce que l’on dit, et finalement de vivre comme on pense. Cet accord de toutes les cordes de l’être, fait le témoin : celui qui se donne et s’expose, et n’expose pas seulement son discours, sa rhétorique, son apparence ; mais ses actes, sa fatigue, sa réputation, ses choix, bref, son existence.
Qu’est-ce qu’un témoin ? Et où se trouve le secret de sa tunique sans couture ?`
Peguy s’attaque au pharisianisme comme on pourrait le faire à chaque époque. Notre époque est tenue, dominée, emmenée, par des anti-bougeois qui ont réussi dans la bourgeoisie. Ce sont des enfants de Rousseau, le premier bo-bo de l’histoire : l’important est la posture morale et non la vie morale – Rousseau avait porté cette discordance à sa perfection sur le sujet essentiel de l’éducation des enfants. L’anti-establishment est devenu un nouvel établissement. Il est de bon ton d’établir une contradiction entre le discours et la vie : défendre l’école publique et inscrire ses enfants dans le privé ; soutenir l’écologie et sur-consommer ; bien réussir mais faire croire que cela n’importe pas ; avoir une passion pour l’égalité mais aussi pour le grand luxe, s’il n’est pas ostentatoire ; payer très cher pour avoir un look misérable ; s’intéresser aux religions exotiques (des peuples opprimés) mais surtout pas à la sienne propre ; afficher bruyamment son amour pour les pauvres et les groupes-victimes, tout en méprisant son voisin ; être entrepreneur en se disant artiste ; être riche en se disant anar.
Cette dislocation se retrouve à des degrés divers dans tous les régimes et sociétés, parce qu’elle représente une tentation permanente pour les humains médiocres que nous sommes. L’apparence nous importe souvent davantage que la vraie vie, parce que c’est la reconnaissance des autres que nous recherchons, et bien moins l’accord avec soi-même. Loin dans notre histoire, nous trouvons le personnage du pharisien (en tout cas ce qu’en voit la tradition), dont la vertu extérieure, tout ostentatoire, représente une prémice ancienne de la duplicité idéologique contemporaine.
La santé mentale, psychologique, mais surtout morale, d’une société, se mesure à sa capacité de vivre dans la vérité et de fuir, autant que faire se peut, le pharisianisme. Et c’est bien pour cette raison que la société totalitaire est tout à fait malade. Que faut-il valoriser pour rendre ses droits à la vérité d’existence ? Pour répondre à cette question, on peut évoquer la méditation de Péguy sur la petite vie.
Dans le Onzième cahier de la deuxième série (25 avril 1901), à propos d’un compte-rendu de mandat, Péguy décrit avec férocité et humour les radicales dissonances constatées dans la vie des élus du peuple. L’homme politique, dit-il « Dans le privé il est voleur, menteur, ivrogne, lâche, noceur, il a tous les vices. Dans le public il est honnête, sobre comme un chameau, rangé comme un employé de chemin de fer » (Œuvres en prose I, 1898-1908, Gallimard Pléiade p.354). Quand il regarde son élu, le citoyen ordinaire ne voit en lui que l’homme public. Aussi ne sait-il pas à quel point il est trompé.
Toute la question réside dans la difficulté de la vertu. On sait bien en quoi elle consiste (car contrairement à une opinion de mode, le bien est objectif et non relatif : personne ne se vantera d’avoir menti ou volé, de préférer l’argent aux convictions ou de haïr son prochain, ce qui démontre une universalité et une objectivité du Bien). Seulement il est difficile de l’appliquer. Les intentions sont toujours meilleures que les actes : « je ne fais pas le bien que j’aime et je fais le mal que je hais » dit l’apôtre (Paul, Romains 7, 14-25). Aussi, comme on veut en général apparaître vertueux au regard des autres, et par la même occasion au regard de soi-même, on parle la vertu faute de l’appliquer.
La question est : comment cette si difficile exigence peut-elle être pratiquée ? Qu’est-ce qui peut convaincre l’humain ordinaire, vous et moi, de vivre sa morale, alors que dire simplement la morale semble bien suffire à la vie sociale et à l’esthétique du discours ?
Ici Péguy fait appel au concept de petite vie. Il s’agit de la vie privée, mais l’adjectif utilisé marque le peu d’ampleur, et non le peu d’importance, de ce qui est en cause.
La petite vie est celle des actes quotidiens et « insignifiants ». Elle est cachée aux regards publics, et justement c’est elle, la vérité : l’individu ne peut s’y cacher, il est exposé à son propre discours, dans un espace réduit, une vie simple, des acteurs peu nombreux et bien connus. Celui qui parvient à dissimuler son immoralité dans la petite vie elle-même, comme par exemple le père incestueux, est un monstre. D’où les adages : « nul n’est prophète en son pays », ou bien « le valet du grand homme le voit toujours en bonnet de nuit ». Les enfants de l’homme célèbre le percent à jour et se rient des admirateurs qui ne saisissent chez lui que l’écume, et bien souvent, le mensonge…
Le propre de la petite vie consiste non seulement dans sa simplicité et la réduction de son champ, mais dans la nature de son action : en elle culminent les activités de l’attention –j’entends l’attention aux autres. Et là s’expose la vérité de la vie : dans la relation avec la pâte humaine (lorsque la vie professionnelle concerne une activité de l’attention comme la santé ou l’éducation, il est bien difficile d’y mentir).
La petite vie est comme un appartement témoin. Un lieu où la vérité doit éclater parce qu’ici, il n’est pas possible de feindre. En effet, ici la nécessité d’agir est telle que la parole ne peut remplacer l’action : il faut accomplir les gestes quotidiens et simples par où passe la forme éthique. Un individu aime sa famille si au jour le jour il est capable de lui consacrer du temps et de l’attention – et non s’il se contente de produire de beaux discours sur la valeur de la famille. Sans son acte de témoignage, son discours est une outre pleine de vent, une coque vide, et plus encore, un leurre, c’est à dire une tromperie. Les politiques sont experts dans le genre. Plus la vie publique est loin de la petite vie, et dense, plus elle permet le dédoublement. L’attrait pour le cosmopolitisme correspond bien souvent à la séduction du dédoublement : l’homme sans feu ni lieu peut n’être pas en accord avec lui-même – il peut mentir à la fois ici et là-bas. Tandis que le témoin a une existence lourde et trempée dans la terre : il est visible de partout et ne peut se dédire.
De cette comparaison entre les deux existences, Peguy tire la conclusion que seule la vie privée, la petite vie, peut servir à la fois de réservoir et de modèle à tout le reste. Car elle est seule exigeante de vérité, c’est à dire de correspondance profonde entre les paroles et les actes. La petite vie de Péguy est la quotidienneté emplie de spiritualité, c’est à dire de profonde compréhension du monde de la vie, et qui à ce titre représente à la fois le socle, le point de départ et le ressourcement, à partir duquel toute vie publique est possible. Dans Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet (Deuxième cahier de la treizième série, 24 septembre 1911), il insiste pour dire que le public est toujours « frappé d’une stérilité incessante » (Œuvres en prose III, Gallimard Pléiade, p.434) parce qu’il ne peut se nourrir que du privé : « le public ne prend sa force que du privé, ne vient, ne tient, ne nait, ne croit que du privé. Ne tire sa nourriture que du privé. On ne fait du public qu’avec du privé. » (id. p.433). Autrement dit, on ne part pas des paroles, on part de la vie.
La vie privée, celle dont on ne parle pas, représente à la fois le socle et le référent. Car elle est tout entière vouée à la réalisation morale, sans autre finalité extérieure, contrairement à la vie sociale : elle ne cherche ni la réussite, ni la reconnaissance ni la gloire ; mais se nourrit seulement de l’attention aux êtres proches – en tout cas tant qu’elle n’est pas dévoyée. Cette absence de finalités, ou le fait qu’elle soit elle-même sa seule finalité, l’approprie entièrement à son objet. Le discours moral n’a aucune signification s’il n’est réalisé dans l’existence : aucune signification au sens où il ne renvoie à rien, où il n’est qu’une fioriture trompeuse. Et le seul lieu où il se réalise pleinement, véritablement, sans faux-semblant et sans possibilité de tromperie, à moins d’un machiavélisme mortel – c’est la vie privée, lieu de la grande vérité. Infidèle ou tricheur dans sa vie privée, un individu sera très probablement infidèle ou tricheur dans sa vie sociale.
A quel point est vain le discours moral sans sa concrétisation : peut-être le but ultime de l’existence est-il d’unifier sa vie. Nombre d’entre nous abandonnent leurs principes faute de pouvoir les vivre (ou se prennent à légitimer ce qu’ils vivent). La fidélité à soi représente le commencement de la vie éthique, au sens où elle est une unification – et le diabolos est celui qui disperse, lui-même dispersé.
Aussi les religions et sagesses, au moins quand elles ont atteint un certain degré de civilisation, réclament-elles à leurs disciples de n’être pas prosélytes mais attractifs. On peut vouloir imiter une existence, mais un discours ne suffit pas à convaincre. On a oublié que martyr signifie témoin. Ce dernier n’est pas un type intéressé qui regarde. Il lève, pour s’engager, une main pleine de son propre sang.
Comme bien d’autres mots et concepts, la vérité a été « récupérée » et défigurée au gré des besoins de l’époque.
Il faut préciser ce que la « vérité » dont on parle ici, n’est pas, afin de déterminer plus à fond sa signification.
La post-modernité a tendance à identifier la « vérité » à la « sincérité » ; ce qu’elle entend lorsqu’elle dit : « sois toi-même » ou « fais ce que tu sens ».
On en arrive alors à une sorte de relativisme, dans lequel chacun aurait « sa vérité », où chacun existerait dans la mesure où il s’exprime « spontanément » dans « sa différence ». Vivre dans la vérité serait alors exprimer et traduire mes humeurs et mes affects dans leur exigence première, sans fard ni traduction.
Cette dénaturation de la vie dans la vérité trouve son argumentation philosophique dans la « parrêsia » de Michel Foucault.
Le concept central de parrêsia – « dire la vérité » – traduit chez Foucault un acte de courage. Le courage de Platon qui ose dire à Denys ce qu’il pense (on en revient à Soljenitsyne et Havel). A cet égard, la parrêsia est le contraire de la rhétorique, qui ne croit pas à la vérité et n’a pas besoin de courage. Foucault se réfère beaucoup à Platon, mais, chose plus significative, il va chercher le fond de son argument chez les cyniques anciens. Or qui est le cynique (Diogène) ? C’est ce philosophe qui dénude brutalement toutes les fioritures de la vie sociale pour aller chercher la « vérité » élémentaire. Le cynique arrache la civilité et la culture, les habitudes et les coutumes, afin de toucher du doigt la « vérité » intrinsèque de l’homme. C’est ainsi que Diogène non seulement se moque des gouvernants et des formules de politesse, mais urine devant tout le monde et se prénomme lui-même « le chien » (kunos). Ce qui signifie que pour être « vrai », il s’est dépouillé de tous les artifices de l’humanité : il est pour ainsi dire revenu à une vie animale. Foucault compare cette première expression de la parrêsia avec, plus tard, les ordres mendiants, les révolutionnaires du XX° siècle, puis l’art contemporain (quelle erreur, car les ordres mendiants et les révolutionnaires ne se dépouillaient que pour faire apparaitre une vérité plus haute). Ce qu’il appelle « la réduction violente à l’élémentaire de l’existence » (Séminaire au Collège de France, 1984, p. 173) est, comme la vie des cyniques, scandaleuse (les Cyniques grecs appelaient volontiers à l’inceste) et fait partie du programme de la déconstruction. A cet égard, on peut dire que les Cyniques furent les premiers nihilistes de notre histoire.
Il va de soi que la « vie dans la vérité » de Soljenitsyne et de Havel n’a rien à voir avec la parrêsia de Foucault. Pour Foucault la recherche de la vérité consiste à déshabiller la réalité humaine de toute la culture qui l’encombre, afin de découvrir l’être « véritable » qui finalement ressemble à un animal (retour à Rousseau, retour à Diogène le Cynique). Pour Soljenitsyne et Havel, la recherche de la vérité consiste à tenter de comprendre l’humain dans son monde, le monde dont il a besoin, et qui lui permet de grandir. Cette vérité-là est enracinée.