Dans le langage officiel – et de ce point de vue, le projet de loi Collomb actuellement en discussion n’y déroge pas-, l’étranger qui séjourne irrégulièrement sur le territoire français a vocation à être reconduit à la frontière, éloigné selon le langage actuel. En pratique, il n’en est rien (dans un référé de 2015, la Cour des comptes indiquait que 6,8% des personnes déboutées du droit d’asile étaient effectivement renvoyées, et 16,8% des autres personnes en situation irrégulière). Les gouvernements successifs arguent de la difficulté de mettre en œuvre les mesures en ce domaine, notamment parce que l’Etat d’origine de l’étranger fait des difficultés pour le reprendre. Un tel argument ne vaut pas, en revanche, pour justifier les mesures qui tendent à aligner les droits sociaux de l’étranger en situation irrégulière sur le ressortissant français ou l’étranger régulièrement installé en France. L’exemple le plus connu est celui de l’aide médicale d’Etat, qui assure une sécurité sociale aux étrangers installés irrégulièrement en France mais qui peuvent justifier d’une résidence ininterrompue en France depuis trois mois (concédons-le, c’est court…) (art. L. 251-1 du code de l’action sociale et des familles). Cette condition des trois mois n’est d’ailleurs pas requise des enfants mineurs. La résidence est entendue de façon souple, puisqu’à défaut de domicile, il suffit au clandestin de se rattacher à un centre communal d’action sociale. L’AME est subordonnée à des conditions de ressources. Une personne seule doit avoir des ressources annuelles inférieures à 8 810 euros pour pouvoir y prétendre. Lorsque le législateur évoque cette aide, il ne la justifie pas par la volonté de créer une sécurité sociale ouverte à la planète entière, mais de façon hypocrite, par la volonté de protéger les Français contre les risques de propagation des maladies portées par les clandestins.
Quand on consulte le site gouvernemental service public.fr à la rubrique coût, le document indique que l’AME est gratuite. Gratuite pour le bénéficiaire, bien entendu. Pour la collectivité nationale, c’est une autre histoire, si l’on en croit les rapports parlementaires. Selon un rapport de 2017 ( Rapport du rapporteur général et l’annexe n° 38 de Véronique Louwagie, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 12 octobre 2017), l’AME a coûté 772 millions d’euros en 2017. Selon la célèbre formule du président Hollande donc, cela ne coûte rien, c’est l’Etat qui paye. Selon le même document, il y avait 311 310 bénéficiaires de l’AME au 31 décembre 2016. Bref, cela coûte un « pognon de dingue » comme le déplore le président Macron annonçant qu’il souhaite s’attaquer aux minimas sociaux. Mais il est hors de question pour la majorité actuelle de toucher à ce « pognon de dingue » versé au titre de l’aide médicale d’Etat. La politique est faite de choix : le coût de l’AME doit être rapproché des 865 millions d’euros d’économies réalisés par le gouvernement Hollande et non remis en cause par la majorité actuelle grâce à la modulation (terme édulcorant pour dire la quasi-disparition) des allocations familiales pour les familles les plus aisées. Est-il justifié que les familles françaises ou étrangères régulièrement installées en France financent l’installation irrégulière ?
La création de l’aide médicale d’Etat en 2000 dote l’étranger en situation irrégulière d’un statut composé d’autres droits. C’est ce que l’opinion a découvert à l’occasion d’un contentieux opposant le conseil régional d’Ile-de-France, passé à droite après les élections de 2015, et divers syndicats et associations. La précédente majorité avait institué une réduction tarifaire sur les transports en Ile-de-France d’au moins 50% aux personnes dont les ressources n’excèdent pas un plafond fixé par le code de la sécurité sociale. L’une des premières mesures de la majorité présidée par Valérie Pécresse avait été de supprimer cet avantage pour les bénéficiaires de l’AME. Par une délibération du 17 février 2016, le Syndicat des transports d’Ile-de-France (STIF), devenu Ile-de-France Mobilités (contrôlé par la région), a donc prévu qu’à compter du 1er mars 2016, les bénéficiaires des réductions tarifaires dans les transports seront les personnes dont les ressources sont égales ou inférieures au plafond fixé en application de l’article L. 861-1 du code de la sécurité sociale, « à l’exclusion des personnes justifiant du bénéfice de l’aide médicale d’Etat ». Saisie d’un recours contre cette délibération, la Cour administrative d’appel de Paris, confirmant un jugement du Tribunal administratif de Paris, l’a annulée. Elle constate que « dans l’aire de compétence des autorités organisatrices de la mobilité et, dans la région d’Ile-de-France, dans l’aire de compétence du Syndicat des transports d’Ile-de-France, les personnes dont les ressources sont égales ou inférieures au plafond fixé en application de l’article L. 861-1 du code de la sécurité sociale, bénéficient d’une réduction tarifaire d’au moins 50 % sur leurs titres de transport ou d’une aide équivalente. La réduction s’applique quel que soit le lieu de résidence de l’usager. » (art. L. 1113-1 du code des transports, article issu de l’article 123 de la loi du 13 décembre 2000)). ” Il faut donc se reporter à l’article L. 861-1 du code de la sécurité sociale pour savoir qui bénéficie de cet avantage tarifaire : « Les personnes résidant de manière stable et régulière dans les conditions prévues à l’article L. 111-2-3 et bénéficiant de la prise en charge des frais de santé mentionnée à l’article L. 160-1, dont les ressources sont inférieures à un plafond déterminé par décret et revalorisé au 1er avril de chaque année, par application du coefficient mentionné à l’article L. 161-25, ont droit à une couverture complémentaire dans les conditions définies à l’article L. 861-3. (…) ” (art. L. 861-1 du code de la sécurité sociale).
Selon la Cour administrative d’appel, il résulte de ces dispositions, « sans qu’il y ait lieu de se référer aux débats parlementaires, que l’article L. 1113-1 du code des transports ne subordonne le bénéfice de la réduction tarifaire dans les transports, qu’à la seule condition de disposer de ressources égales ou inférieures au plafond prévu par l’article L. 861-1 du code de la sécurité sociale », peu important, pour les ressortissants étrangers, qu’ils soient dans une situation régulière. « Sans qu’il y ait lieu de se référer aux débats parlementaires », la Cour administrative d’appel ne cherche même pas à savoir ce qu’ont voulu les parlementaires quand ils voté cette disposition en 2000 (CAA Paris 6 juillet 2018, n°18PA00487). La cour applique en quelque sorte un principe d’indépendance des législations : l’article L. 1113-1 institue une réduction tarifaire sur des critères sociaux, peu importe que celui qui remplit ce critère social en bénéficie parce qu’il est dans une situation irrégulière (le bénéfice de l’AME est accordé, rappelons-le à des étrangers en situation irrégulière). On peut déplorer qu’une telle décision, qui pose des problèmes de principe, se fonde sur des textes abscons interprétés strictement par le juge : l’article L. 861-1 précité attribue des avantages sociaux à des personnes « résidant (en France) de manière stable et régulière ». N’était-ce pas une raison suffisante pour exclure les bénéficiaires de l’AME de la quasi-gratuité des transports ?
Cette affaire appelle trois observations :
-Première observation : l’irrégularité confère des droits. Même si, sous l’influence du droit européen, la pénalisation de l’étranger en situation irrégulière s’est obscurcie, le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile punit d’une peine d’emprisonnement d’un an et d’une amende de 3 750 euros l’étranger qui est entré sur le territoire français sans remplir les conditions légales (art. L 621-2). Jusqu’en 2012, le fait d’y séjourner irrégulièrement était également puni pénalement. Mais le législateur a supprimé cette infraction (loi du 31 décembre 2012) en s’appuyant sur une directive européenne (la directive « retour ») et sur l’interprétation que la Cour de justice de l’Union européenne en donne. En vertu de cette directive européenne, la sanction pénale n’est pas interdite mais elle doit être utilisée en dernier ressort par l’Etat contre l’étranger qui séjourne irrégulièrement sur le territoire. Souhaitant appliquer cette directive européenne, le Parlement français a donc interdit purement et simplement la répression pénale d’un étranger qui séjourne irrégulièrement sur le territoire, alors que l’Union européenne ne l’obligeait pas à pousser jusqu’à cette extrémité. Sans doute, la distinction opérée désormais entre l’entrée irrégulière qui est réprimée pénalement (l’étranger est ce que l’on appelle un délinquant) et le séjour qui ne l’est plus, interdira de sanctionner celui qui est entré régulièrement, muni d’un visa, mais qui s’est maintenu ensuite illégalement. Mais la méconnaissance des lois du pays, qu’elles soient ou non pénalement sanctionnées, n’empêche pas la naissance de droits. Droit à la santé, on vient de le voir, avec l’AME, quasi-gratuité des transports sur des critères de ressources, droit à l’éducation puisque le ministre de l’éducation, dans une circulaire du 20 mars 2002, a indiqué qu’il ne revenait pas aux chefs d’établissement de vérifier que l’enfant scolarisable séjournait régulièrement sur le territoire français. Un coup d’arrêt a quand même été donné en matière de droit au logement. Le Conseil d’Etat a jugé que la commission de médiation pouvait déclarer un dossier non prioritaire au droit au logement si le demandeur vivait en couple avec une personne en situation irrégulière en France (CE 26 novembre 2012, n°352420). Le Conseil d’Etat a pu se fonder sur l’article L. 300-1 du code de la construction et de l’habitation selon lequel ” le droit à un logement décent et indépendant, (…) est garanti par l’Etat à toute personne qui, résidant sur le territoire français de façon régulière (…), n’est pas en mesure d’y accéder par ses propres moyens ou de s’y maintenir ” (art. L. 300-1, code de la construction et de l’habitation). En revanche, l’obligation de relogement au bénéfice des personnes concernées par une opération d’aménagement et qui pèse sur l’aménageur bénéficie aussi à l’occupant en situation irrégulière sur le sol français, sans heurter aucun principe constitutionnel selon le Conseil constitutionnel (Décision n° 2016-581 QPC du 5 octobre 2016 Société SOREQA SPLA).
-Deuxième observation. Puisque le président de la République veut arrêter de dépenser « un pognon de dingue » pour le social, ne peut-on pas mener une évaluation exhaustive des avantages divers accordés à des personnes qui, pour le discours officiel (de la gauche non insoumise jusqu’à l’extrême droite) doivent être éloignées de France puisqu’ils y sont entrées irrégulièrement ? Pour l’instant, on ne dispose que d’informations parcellaires. L’Assemblée nationale a mené cette année, et pour la première fois, une étude consacrée à un département en particulier, la Seine-Saint-Denis (rapport d’information déposé le 31 mai 2018 présenté par François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokoeundo). L’un des maux dont souffre ce département est l’incapacité à chiffrer le nombre exact d’étrangers en situation irrégulière y vivant (entre 200 000 et 400 000) avec les problèmes que cela pose pour les services publics. L’accueil des jeunes migrants fragilise une collectivité territoriale qui n’avait pas besoin de cela, le département, Seine-Saint-Denis ou pas. Un rapport sénatorial évalue son coût à environ 700 millions d’euros (rapport d’information n° 598). La région Ile-de-France chiffre le coût de l’avantage tarifaire accordé aux clandestins à 43 millions d’euros. On pourrait sans doute multiplier les exemples.
-Troisième observation : il serait bon que les changements de majorité donnent lieu à de véritables alternances. La mesure prise par Valérie Pécresse à peine élue respectait ce précepte. Lors de la campagne électorale, elle avait annoncé qu’elle supprimerait l’avantage tarifaire, et elle l’a fait. Mais la droite a été au pouvoir pendant dix ans sans songer à remettre en cause la loi SRU de 2000. Lors de la discussion de la loi Collomb, elle a déposé un programme en matière de droit des étrangers qui tendait à restreindre les aides en matière de santé pour les irréguliers aux mesures d’urgence et à supprimer les avantages en matière de transports. Sans succès. Il serait sans doute plus efficace qu’elle vote de telles mesures quand elle est majoritaire.