Trois journaux, Le Point, Le Figaro et Paris Match, ont publié des articles relatant les « cent minutes » de conversation que leurs journalistes ont eu, le 31 janvier à l’Élysée, avec un Emmanuel Macron « en col roulé noir sous un costume gris ». Trois journaux dont le ton est pour certains plus politique – Le Figaro ou Le Point – ou pour un autre plus « people » – Paris Match -, auxquels s’ajoutait pour cet entretien BFMTV. Un hasard ? Sans doute pas. On sait, d’abord, le poids des « unes » de Paris–Match et des reportages de BFMTV dans l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. Depuis, le lien semblait s’être distendu, notamment avec BFMTV, dont le Président n’aurait pas apprécié la manière de traiter le mouvement des Gilets jaunes, en le sur-médiatisant selon lui. Mais au-delà de la restauration de liens privilégiés, il s’agissait aussi d’accentuer le soutien aux choix présidentiels de ces électeurs d’un « parti de l’ordre » toujours présent dans la droite française et dont Emmanuel Macron a aujourd’hui besoin pour augmenter sa base électorale en vue des échéances à venir et stabiliser son régime face à la crise.
Puisqu’il ne s’agit que de compte-rendu, et non de transcriptions, on trouve des tonalités un peu différentes dans les trois relations citées. C’est ainsi que le Point, journal plus « branché », insiste sur la dénonciation macronienne du parasitage des moyens de communication traditionnels par les médias sociaux, voire par les trolls étrangers ; que le Figaro, plus classique, insiste lui sur le retour de l’autorité et des communautés traditionnelles ; et que Paris-Match, plus zélé, veut absolument que l’on en soit en ce début de février 2019 à « l’acte 2 du quinquennat », mené par un Emmanuel Macron « scarifié » par la crise, mais qui en sort grandi par cette souffrance même.
On remarquera ça et là quelques divergences : quand le journaliste du Figaro entend par exemple le Président dire que « si être Gilet jaune, c’est vouloir moins de parlementaires et que le travail paie mieux, moi aussi je suis Gilet jaune ! », celui de Paris Match entend lui : « Si être Gilet jaune, ça veut dire qu’on est pour que le travail paie plus et que le Parlement fonctionne mieux, alors je suis Gilet jaune »[1]. Et l’on remarque ici toute la difficulté qu’il y a à travailler sur des sources de seconde main : un travail qui « paie plus » n’est en effet pas nécessairement un travail qui « paie mieux » et, plus encore, vouloir que « le Parlement fonctionne mieux » n’est pas nécessairement « vouloir moins de parlementaires ». Pour autant, il semble bien que les éléments donnés par le Président dans cet entretien permettent de se faire une idée assez claire de sa stratégie pour les mois à venir, que l’on peut présenter autour de cinq axes stratégiques principaux.
Premier axe stratégique : démontrer que les Gilets jaunes ne sont pas le peuple.
Présenter l’affrontement entre les Gilets jaunes et le gouvernement comme un affrontement entre le peuple et le pouvoir, Emmanuel Macron ne veut plus en entendre parler ; et puisque le gouvernement doit rester le pouvoir, il faut que les Gilets jaunes ne soient plus le peuple. Pour cela, deux éléments principaux vont être utilisés : le premier, pour démontrer que les Gilets jaunes ne sont, au mieux, qu’une partie du peuple ; le second pour nous dire qu’ils sont manipulés par des éléments extérieurs au peuple français.
Première solution donc, aller chercher dans certaines catégories sociales jusqu’ici silencieuses, et faisant cependant partie du « peuple » au sens large du terme, puisque citoyens résidant sur le territoire national, un soutien au régime. On en a vu une première ébauche avec la manifestation des « Foulards rouges », où une certaine bourgeoisie âgée et aisée entendait que l’on distingue nettement le peuple de France, auquel elle appartenait, de cette vile populace qui défilait et usurpait ce titre.
Mais cela ne saurait suffire, et le Président envisage de toucher deux autres catégories sociales. Celle des « jeunes » d’abord, peut-être avant tout les jeunes de la start up nation, des jeunes qui, quels qu’ils soient, ne participent pas au « Grand débat national ». Cette absence inquiète un exécutif qui ne veut pas croire que ses propositions puissent être dédaignées – un aveuglement qui se traduit aussi quand Emmanuel Macron avoue ne pas croire aux sondages relayant que 50% des Français soutiendraient la colère des Gilets jaunes. Et la catégorie, ensuite, des habitants des « quartiers sensibles », qui sentent bien tout ce qu’ils ont de différent d’avec les Gilets jaunes et leurs revendications, ne participent au mouvement que de manière très marginale, et que l’on va chercher à faire revenir dans le « Grand débat » pour diluer les Gilets jaunes – et notamment rendre inaudibles leurs préoccupations identitaires.
Il faut aussi diviser le « peuple » qui défile. « Je fais bien la différence entre les ronds-points et ceux qui viennent manifester le samedi » déclare le Président. Le premier manifestant, celui des ronds-points, le bon Gilet jaune en quelque sorte, fait partie selon Emmanuel Macron d’un « mouvement polymorphe », un « mouvement social et politique sans revendication fixe, sans leader, hors de l’entreprise et qui a subi plusieurs mutations », un mouvement qui rassemble de manière on l’aura compris bien trop désorganisée pour être vraiment sérieuse « la France qui ne vit pas bien de son travail ». On pourrait ici faire remarquer au Président que malgré des « mutations » aux sources diverses certains éléments des revendications semblent bien être fixes, et se demander si son seul regret n’est pas que ce mouvement n’ait pas choisi la voie classique du syndicalisme ou, au moins, désignant un leader, facilité le travail du gouvernement.
Quant aux autres, les manifestants des samedis, les mauvais Gilets jaunes, ils ne sauraient représenter le peuple en souffrance, puisqu’ils ne sont que « 40.000 à 50.000 ultras violents qui veulent abattre les institutions », et qui bénéficient pour cela de différents soutiens qui sont autant de manipulations du vrai peuple.
Des soutiens extérieurs d’abord. Pour l’auteur de l’article du Point, selon Emmanuel Macron, « il est évident que les Gilets jaunes radicalisés ont été « conseillés » par l’étranger ». « Ce sont des gens qui achètent des comptes, qui trollent. C’est Russia Today, Spoutnik, etc. » déclare en effet le Président. Mais si, comme il le dit, « à partir de décembre, les mouvements sur Internet, ce n’est plus BFM qui est en tête, c’est Russia Today », il ne s’agit pas pour autant de se demander si l’information poutinienne ne serait pas devenue plus réaliste dans ses reportages, voire plus honnête dans ses commentaires que les chaînes françaises, attirant ainsi les internautes français – comme c’est d’ailleurs aussi le cas pour les presses belge ou suisse -, mais de n’y voir que le fruit d’un complot.
Soutiens étrangers donc, soutiens politiques extrémistes aussi. Christophe Dettinger ? « Le boxeur, la vidéo qu’il fait avant de se rendre, il a été briefé par un avocat d’extrême gauche. Ça se voit ! Le type, il n’a pas les mots d’un Gitan. Il n’a pas les mots d’un boxeur gitan. » affirme sans sourciller le Président dans un style très relâché.
Et soutiens des réseaux sociaux enfin : « Drouet, c’est un produit médiatique, un produit des réseaux sociaux » s’insurge un homme qui sut lui-même fort bien en user en 2017. « Les quotidiens, quels qu’ils soient, ne font plus l’actualité, constate-t-il. Ils suivent les chaînes d’information en continu qui, de plus en plus, suivent les réseaux sociaux. Or, vous pouvez manipuler les débats. (…) De plus en plus, des chaînes d’information disent ‘ceci est important, ceci est légitime’ parce qu’il y a du mouvement sur Internet. Ce mouvement est fabriqué par des groupes qui manipulent, et deux jours après, ça devient un sujet dans la presse quotidienne nationale et dans les hebdos ». Tout ceci est parfaitement analysé, et l’on sent chez le Président et ses conseillers une véritable expertise en la matière, mais les « Gilets jaunes » ne sont pas les seuls bénéficiaires de telles opérations. « Dans l’affaire Benalla comme Gilets jaunes, la fachosphère, la gauchosphère, la russosphère représentent 90 % des mouvements sur Internet » ajoute le Président. « Par des mécanismes que j’ai expliqués – conclut-il-, ils arrivent à se diffuser partout. Pour des gens qui sont faibles, ou fragiles, ou en colère, cela a une espèce de résonance ». Fachospère, gauchosphère et russosphère sont donc les trois éléments d’un vaste complot dirigé contre le peuple pour le tromper et lui faire valider les choix de ces Gilets jaunes du samedi, ces « ultra-violents » qui veulent abattre la République.
Résumons-nous : les Gilets jaunes ne sauraient être l’expression du peuple dont ils ne représentent au mieux qu’une partie ; certains, ceux des ronds-points, seraient de braves gens incapables de trouver un leader pour présenter leurs revendications incohérentes ; les autres, ceux du samedi, des ultra-violents manipulés par l’étranger et par des extrêmes, et qui, par leur violence, se sont mis au ban de la communauté nationale et sont les ennemis du vrai peuple. Il ne serait que trop facile de prendre des exemples dans l’histoire pour trouver de semblables discours à l’encontre de manifestants soucieux de préserver la démocratie….
Deuxième axe stratégique, contrôler la parole.
Dans ce monde où tout le monde peut dire n’importe quoi, contrôler la parole serait nécessaire pour éviter des débats stériles, des manipulations, et au-delà, pour permettre au peuple de comprendre les vrais enjeux. Mais ce contrôle est tout autant utile pour écarter certaines paroles et déséquilibrer le rapport de forces en imposant une distinction entre les « sachants », dont la parole est légitime, et les autres, qui ont essentiellement vocation à écouter et à être convaincus par les premiers. Pour cela, il importe de rétablir, dit le Président, « une capacité à hiérarchiser les paroles ». Mais il faudrait aussi retrouver des relais légitimes de cette parole, les « tiers de confiance » que seraient les partis politiques, la presse et les syndicats.
On passera rapidement sur un postulat initial selon lequel « la communication officielle ou celle de tous les mouvements traditionnels, elle est très peu active, très peu relayée ». Dans la France de 2019, en analysant le contenu des programmes des médias mainstream, une telle affirmation semble pouvoir être au moins nuancée. Mais la question est plus profondément celle de la multiplication des paroles. « Si on veut rebâtir les choses dans notre société, on doit accepter qu’il y ait une hiérarchie des paroles, continue le Président. Je ne crois pas du tout à l’horizontalité là-dessus. L’horizontalité d’un débat, c’est très bien. Mais il faut se poser la question « D’où tu parles ? Quelle est ta légitimité ? » Celui qui est maire, celui qui est député, celui qui est ministre a une légitimité ou une responsabilité. Le citoyen lambda n’a pas la même ». « Grand consommateur de chaînes infos », rappelle Paris Match, le Président ironise : « Jojo avec un gilet jaune a le même statut qu’un ministre ou un député ! »
Et, bien sûr, le Président a en partie raison : dans une démocratie, l’élection confère une légitimité particulière à celui qui en est bénéficiaire, et la parole de ce dernier porte donc un poids plus important que celle du simple citoyen. Mais pas n’importe quand, car ce n’est qu’au moment du choix, quand l’élu légitime peut faire ce qui est interdit au simple citoyen. Dans un débat démocratique par exemple, l’horizontalité prévaut, et la parole de « Jojo » est aussi importante que celle du ministre ou du député – notamment parce que c’est « Jojo » qui a élu le député et qui a permis au ministre d’arriver au pouvoir. Par ailleurs, il faudrait aussi distinguer cette légitimité élective de l’élu de celle qui viendrait du statut de celui qui exerce des « responsabilités », et éviter une confusion avec des éléments venant non de la politique ou de la démocratie, mais d’un monde de l’entreprise où, bien que non-élu par les travailleurs, le directeur a un statut du fait même de ses responsabilités et de ses compétences supposées.
Or il y a là manifestement une confusion dans l’esprit du Président, car lorsque Lacan posait la question : « D’où parles-tu », c’était pour que le locuteur assume le poids de son statut, et non pour qu’il s’en serve pour invalider la légitimité de ceux auxquels il s’adressait, se posant en « sachant ». Nous ne sortons finalement pas avec Emmanuel Macron de ce paternalisme qui lui fait appeler « les enfants » l’auditoire auquel il s’adresse, un paternalisme qui repose sur l’idée d’une compétence absolue qui serait celle des tenants du pouvoir et de la nécessaire direction de la société par cette oligarchie du « cercle de la raison ».
Quelle serait d’ailleurs cette hiérarchie des paroles ? En partant de la base, celle du tout-venant, puis du maire, du député, du ministre, du Président enfin ? Où placer les présidents de conseils départementaux, au-dessous ou au-dessus du député ? Et cette hiérarchisation de la parole se traduira-t-elle par des temps d’antenne différents accordés aux uns et aux autres ? Ou, comme sur les réseaux sociaux, grâce à la loi sur les « fake news », par des interdictions de diffusion pour les paroles jugées inutiles ?
Mais le problème de communication ne vient pas seulement des médias mais aussi, partiellement au moins, et comme le voit très bien Emmanuel Macron, de l’effacement de ces corps intermédiaires qui servaient, dans un sens descendant, de relais de la parole étatique et, dans un sens ascendant, des revendications populaires. « Comment on rebâtit des tiers de confiance ? » s’interroge-t-il. Ce terme de « tiers de confiance » ne doit pas faire illusion. Il est à distinguer clairement de la « personne de confiance » que l’on rencontre dans le domaine médical, choisi par le patient et consultée quand ce dernier n’est plus à même d’exprimer sa volonté – le citoyen étant, par définition, toujours à même de le faire. Il vient du domaine économique (fiscalité, échange de biens ou d’informations) et désigne celui qui va certifier et authentifier. Les professions réglementées, les autorités publiques sont en ce sens des « tiers de confiance ». Où les trouver ? « Il y a un vrai travail sur ce qu’est la presse, sur ce qu’est la fonction politique, sur ce que sont les syndicats, les partis politiques » déclare alors le Président, qui pense à leur confier cette fonction.
Mais le problème est ici que ces trois catégories, celles des journalistes, des hommes politiques, et des syndicalistes, sont aujourd’hui celles auxquelles les Français, sondage après sondage, font de moins en moins confiance, quand ils ne les méprisent pas ouvertement. Ce n’est certes pas dû à Emmanuel Macron, la défiance étant bien antérieure à son élection en 2017, mais leur absence comme contre-pouvoirs n’a pas gêné jusqu’ici le Président, ce qui n’a pas amélioré les choses. Il est donc permis de douter que le fait de « hiérarchiser la parole » en favorisant l’expression de ces catégories, y compris par des normes contraignantes pour limiter l’expression des autres, suffise pour qu’elles retrouvent la confiance de leurs concitoyens…
Troisième axe stratégique, restaurer une verticalité au profit de la présidence de la République.
On sait que restaurer la verticalité de la fonction présidentielle, après les dysfonctionnements des quinquennats de Nicolas Sarkozy, vibrionnant, et de François Hollande, décidément trop « normal », a été présenté comme une priorité par Emmanuel Macron – et l’on se souviendra de la mise en scène de la traversée de la cour du Louvre au soir de son élection, comme de sa photographie officielle en « maître des horloges ». On jouait alors sur la « monarchie républicaine » que serait la Cinquième République, mais, de petites phrases en selfies malencontreux, l’image de la présidence s’est brouillée. Emmanuel Macron a conscience qu’il lui faut la restaurer pour satisfaire le « besoin de commandement » qu’il croit déceler dans l’opinion publique et qui se traduit naturellement par une « présidentialisation » de la pratique politique.
Car si l’« on doit accepter qu’il y ait une hiérarchie des paroles », on doit naturellement redonner toute sa place à la parole présidentielle, une parole qu’Emmanuel Macron a conscience d’avoir parfois, bien malgré lui, contribué à dévaloriser par ses « petites phrases ». Ce n’est pas de sa faute, car « c’est le système qui les isole» » au sein de son discours – ce en quoi, il a effectivement raison -, ce qui a permis à certains, alors qu’il voulait seulement faire preuve de franc parler, de déceler dans ses propos une certaine arrogance – et là encore, il n’a pas tort, car certains d’entre ses propos – mais pas tous – une fois remis dans leur contexte, n’ont pas la même tonalité agressive. « J’ai toujours été sincère et je n’ai jamais voulu blesser », déclare le Président, et ce encore une fois très certainement à juste titre d’ailleurs, car il a dans les dialogues spontanés qu’il peut mener une réelle empathie.
Mais la question est justement de savoir si le Président de la République peut se livrer devant les médias à ces dialogues spontanés, quand, comme il le reconnaît lui-même, son « statut de Président rend sans doute cette parole asymétrique ». « Dans le système où nous vivons, cette franchise n’est plus possible parce que je suis président de la République » conclut-il, pour, comme au début de son quinquennat, affirmer vouloir rendre sa parole plus rare – ce qui, au moment de son Tour de France du « Grand débat national » semble pour le moins curieux.
Une fois restaurée dans sa dimension, si, dans la fameuse « hiérarchisation de la parole », celle du Président est d’autant plus importante, c’est que « le pays doit savoir qu’il est commandé ». « Il y a un besoin de commandement » note Emmanuel Macron – à juste titre encore une fois car c’est effectivement un élément que l’on retrouve depuis des années dans de nombreux sondages – mais d’une vraie autorité, d’une autorité légitime, car, dit-il ailleurs en évoquant les « Gilets jaunes », « le complotisme nourrit l’autoritarisme ».
Mais comment restaurer cette autorité légitime ? D’abord, en ne cédant sur rien. C’est ainsi que, selon le Figaro, « le volet autorité de la parole publique s’exprime à ses yeux au travers de sa détermination à ne pas revenir sur tout ce qui a été fait depuis dix-huit mois – pas de retour plein à l’ISF, par exemple ». « Car Macron n’en démord pas : les réformes qui peuvent changer le pays et améliorer la vie des salariés, elles ont été faites, et bien faites. Pour lui, la leçon des «gilets jaunes», n’est pas de changer de politique, mais de changer de méthode pour la rendre plus immédiatement efficace ». Défense d’une autorité légitime, ou crise d’autoritarisme autiste ? La question peut être posée au vu de ce refus de toute remise en question sinon de manière très marginale, et portant sur la forme mais jamais sur le fond. Mais il est vrai, ne l’oublions pas, qu’Emmanuel Macron n’a peut-être guère de marge de manœuvre entre les diktats de l’Union européenne et les attentes de ses soutiens.
Il est évident en tout cas que c’est bien la présidence de la République qui doit donner le « la », et ce dans tous les domaines. « La vie des gens, c’est un sujet présidentiel », le gouvernement n’ayant donc qu’une fonction de mise en œuvre des décisions de l’autorité suprême. « Ce que je dis en Conseil des ministres, ça ne doit pas se retrouver dans le Canard enchaîné mais être répercuté auprès des services » affirme Emmanuel Macron. Et l’on comprend alors que, puisque tout remonte à un Président source de toute pouvoir, « le Premier ministre n’a pas vocation à être un fusible », « ni sur le plan personnel, ni sur le plan politique ». La trop grande implication directe du Président fait en effet de ce chef d’un gouvernement qui, théoriquement, selon l’article 20 de la Constitution, « détermine et conduit la politique de la Nation », un simple agent d’exécution, et fait donc perdre toute crédibilité à une tentative visant à lui faire endosser la responsabilité de certains choix – au plus le peut-on avec la réduction de vitesse à 80 km/h sur une partie de la voierie…
Quatrième axe stratégique, encadrer la parole du peuple.
La crise des « Gilets jaunes » démontre qu’une partie au moins du peuple, estimant ne pas être écoutée par les titulaires du pouvoir, estime ne plus trouver que dans la manifestation une chance d’être entendue. Pour rétablir le calme, il faut donc lui permettre de prendre la parole. Mais pas sur tous les sujets d’abord, et pas pour décider ensuite, tel est le cadre dans lequel le Président va tenter de placer toute évolution les choses. Et en utilisant ensuite comme soupape de sécurité une expression directe locale, ce qui lui permet en sus de valoriser des élus locaux qu’il avait jusque-là traité, selon eux, de manière bien cavalière.
Premier élément donc, écarter certains sujets des débats nationaux pour les réserver au niveau européen. Si, on l’a vu, l’information doit être hiérarchisée, et si la parole présidentielle doit être restaurée, il convient, pour préserver ce nouvel ordre, de ne pas évoquer certains sujets trop sensibles lors du « Grand débat national ». Ce n’est pas nécessairement un problème, puisqu’entre la fin de ce dernier et les élections européennes le délai est particulièrement court, et que l’on peut effectivement imaginer que certaines orientations, certains choix ou programmes, soient évoqués dans cette seconde phase. Mais ce serait de toute manière obligatoire, puisque, selon le compte-rendu du Figaro, Emmanuel Macron considère que « sur des sujets comme l’immigration ou le numérique, seule une réponse européenne permettra de résister à des vagues menaçant « l’identité de notre peuple » ».
L’argument est connu pour être très régulièrement utilisé dans tous les domaines : la France, puissance bien moyenne, serait trop faible dans ce début de XXIe siècle pour prétendre traiter à elle seule de questions qui ne peuvent être efficacement envisagées que dans le cadre de l’Union européenne. Mais le problème vient alors de ce que, pour nombre de manifestants de ces derniers mois, et, si l’on en croit les sondages, pour une part importante des Français, qu’ils soient des « souverainistes » de droite ou de gauche, l’Union européenne n’est pas la solution, mais bien au contraire la cause première des dysfonctionnements. C’est entre autres pour cela qu’Emmanuel Macron, nous le verrons, place sa campagne des élections européennes à venir sous le mot d’ordre de la « reprise de contrôle » de l’Union par les citoyens, tentant de sortir de la vision par trop irénique prêchée par Bruxelles.
Deuxième élément après la mise à l’écart de certains sujets, la volonté de limiter les effets normatifs de l’expression directe des citoyens, une expression directe qui prendrait la forme d’un référendum d’initiative citoyenne dont on sait qu’il est une revendication centrale des « Gilets jaunes ». L’histoire des institutions de l’Union européenne invite ici le Président à se poser la question des éventuels conflits entre les légitimités parlementaire et référendaire. L’exemple du Traité constitutionnel, rejeté par les Français par la voie référendaire en 2005, après qu’un vote favorable du Congrès à sa ratification ait été pris à une écrasante majorité la même année, et avant que ce même Congrès ratifie un nouveau texte, le traité de Lisbonne, qui avait les mêmes effets ou presque que premier, serait ici topique selon lui. L’expression directe du souverain, le peuple, en conflit avec le Parlement, a été en effet contournée par le Parlement deux ans plus tard, ce qui dans notre démocratie n’est pas sans poser un problème de fond.
C’est pourquoi, pour Emmanuel Macron, « il faut faire en sorte que le Parlement ne puisse pas revenir pendant au moins quelques années sur le choix des Français ». Combien d’années ? Nous n’en saurons rien dans cet entretien, mais il faut noter qu’en contrepartie de cette suprématie du peuple sur le Parlement, les Français ne sauraient s’opposer immédiatement, et ce y compris par voie référendaire, à un texte que le Parlement viendrait de voter. Selon le Figaro, le Président use de cet argument d’équilibre des légitimités pour s’opposer à l’idée d’un référendum prochain portant sur l’ISF. Mais il est bien évident pourtant que l’on ne peut mettre sur le même plan les légitimités référendaire et parlementaire, et que si est mis en place demain une sorte de référendum abrogatif, les Français doivent pouvoir s’opposer à tout texte, même le plus récent, la seule limite que l’on pourrait envisager étant de limiter la proximité dans le temps de référendums portant sur l’abrogation de la même norme.
Ainsi, on limite les sujets pouvant être évoquées dans les débats nationaux, comme les effets de ces débats en termes de décisions populaires. Mais pour éviter les crispations, Emmanuel Macron envisage comme troisième élément des soupapes de sécurité, des corps intermédiaires dasn lesquels on va permettre aux citoyens de s’exprimer et, parfois, de décider. Ce seront les communes et les départements, institutions enracinées mais qui ne peuvent devenir de vrais contre-pouvoirs. Des communes de proximité, Emmanuel Macron dénonçant ces « intercommunalités forcées » dont il a compris au fil de ses « itinérances » qu’elles ne satisfaisaient pas le sentiment d’appartenance de ses concitoyens, et des départements qui, d’une part ont fini par acquérir une certaine identité depuis leur mise en place par la Révolution pour dépecer les provinces d’Ancien régime, et, d’autre part, ne permettent pas, contrairement à ces grandes régions technocratiques issues de la loi NOTre, la de voir se créer des « néoféodalités ».
Emmanuel Macron a en effet constaté lors de ses déplacements – et ils sont ses interlocuteurs privilégiés lors des séquences du « Grand débat national » où il participe – l’efficacité du réseau des maires de petites communes de campagne, proches de leurs concitoyens, derniers élus encore respectés si l’on en croit les sondages, en même temps qu’incapables de se regrouper pour constituer un véritable contre-pouvoir. Il en est de même des départements, trop nombreux et trop divisés entre eux, mais aussi trop « spécialisés » en termes de compétences. C’est donc dans ces communes et départements qu’« il faudra rebâtir des formes locales de délibérations ».
On voit bien ici la manœuvre, finement jouée. Le Président fait droit à une demande de réenracinement local qui est transversale – seule une certaine gauche jacobine se méfie encore des dérives girondines – en évitant de courir le moindre risque politique. On laissera donc à la commune quelques éléments d’aménagement du territoire, au département sa politique sociale, et en permettant les « formes locales de délibération », on utilisera en fait les deux échelons pour éviter la propagation du mécontentement au niveau national, en le laissant se focaliser sur des questions secondaires. De plus, en mettant ainsi à l’honneur ces structures et leurs élus, alors que tout projet traitant de la remise à plat du fameux « mille-feuilles territorial » depuis quarante ans se pose les questions de la réduction du nombre de communes et de l’éventuelle disparition des départements, il rassure et valorise des réseaux qui se sont pas sans poids auprès d’un Sénat dont il se méfie.
Cinquième axe stratégique, sacrifier des victimes sur l’autel de la révolte.
Devant l’ampleur de la crise, les moyens classiques, de la concertation au changement de têtes, semblent bien difficiles à mettre en œuvre. Et puisqu’il n’est pas question pour le Président de revenir sur les réformes en cours, mais seulement de les approfondir, il lui faut trouver des responsables… qui soient des coupables, à rebours de la célèbre phrase de Georgina Dufoix. Le choix stratégique d’Emmanuel Macron est d’utiliser la colère des « Gilets jaunes », et notamment une certaine « morale du ressentiment », un égalitarisme qui s’exprime parfois chez eux, pour la diriger contre des catégories dont il a déjà programmé la disparition et qui gênent encore son action : une partie de la haute administration et des parlementaires.
Face à la révolte des « Gilets jaunes », Emmanuel Macron explique en effet que la réponse ne peut venir d’un coup. « Si je voulais faire comme on fait toujours pour régler une crise – déclare en effet le Président –, je ferais un «Grenelle», une dissolution et un changement de gouvernement ». Mais « jouer sur le clavier institutionnel classique, c’est se défausser de sa responsabilité. En conscience, je ne le ferai pas. Un expédient immédiat n’est pas une réponse à une crise qui va durer ».
Certes, et moins encore quand aucune des pistes évoquées n’est en fait exploitable par le pouvoir. Vouloir réunir un « Grenelle », excluant alors les citoyens au profit des élus et des syndicats, deux groupes qui ont perdu, les sondages le disent clairement, la plus grande partie de leur légitimité, accessoirement accompagnés de quelques vagues « personnalités qualifiées » ou associations, elles-mêmes démocratiquement aussi peu légitimes que possible, n’est absolument pas tenable. Une dissolution, ensuite, serait un désastre pour le parti présidentiel, et conduirait, soit à une cohabitation, soit, si le Parlement nouvellement élu tentait l’épreuve de force devant laquelle renonça Chirac en 1986, à la démission du Président de la République, et dans tous les cas à son effacement politique. Quant au changement de gouvernement, nous avons vu que le Président lui-même ne croit pas que le Premier ministre soit encore un fusible efficace.
Quant à revenir sur les réformes entamées, il n’en est pas non plus question. « Pour lui, la leçon des « Gilets jaunes », n’est pas de changer de politique, mais de changer de méthode pour la rendre plus immédiatement efficace » écrit Le Figaro. « En plein grand débat et alors qu’Emmanuel Macron remonte dans les sondages, il est convaincu d’avoir fait le bon choix confirme Paris Match. (…) « La vie des gens n’a pas suffisamment changé » malgré, s’exclame-t-il, le plus grand mouvement de réformes depuis cinquante ans. »
On passera sur l’erreur de perspective typique du progressisme macroniste et de son aveuglement : si les « Gilets jaunes » sont dans la rue, et s’ils sont soutenus, quoi qu’en pense le Président, par la majorité des Français, ce n’est pas parce que les choses n’ont pas « suffisamment changé »… mais parce qu’elles ont beaucoup trop changé. Parce que les Français, dans un état d’esprit conservateur, s’opposent au bouleversement total de leur manière de vivre, à la destruction de leurs traditions, à la négation de leur identité, et à cette tracasserie tatillonne permanente.
Mais si la cause du malaise est pour Emmanuel Macron que les choses n’ont pas suffisamment changé, c’est parce que « l’État profond n’a pas assez changé ». Un État qui « sait gérer les crises mais fonctionnerait trop lentement au quotidien ». « Cela ne délivre pas» », et il importe d’accélérer le mouvement, en améliorant le suivi des décisions et en mettant la pression sur des ministres qui, même s’il y en a de bons – et le Président cite Blanquer à l’Éducation nationale et Pénicaud au Travail -, peinent encore à être vraiment ces chefs de leurs administrations qui répercuteraient la parole élyséenne dans les moindres bureaux. « Le gouvernement ne met pas suffisamment de force et de pression sur le sujet » déplore le Président qui, selon Paris Match, « refuse le procès des hauts fonctionnaires (…) en se tournant vers son secrétaire général Alexis Kohler, assis à sa droite », une image, on en conviendra, lourde de symboles.
Car pour comprendre l’ambiguïté de cette critique d’un Président, souvent décrit comme étant lui-même un pur produit de la haute fonction publique, à cette dernière, il faut examiner l’évolution de celle-ci sous la Cinquième République, une évolution que l’on peut résumer à trois phases – ou à trois types d’hommes.
Il y eut, d’abord, la phase des énarques de la période gaulliste, une suite classique de ces élites que le pouvoir politique a toujours su utiliser à son profit en France depuis les légistes de Philippe le Bel, armature méritocratique de cette « constitution administrative » qui double la constitution institutionnelle. Pour ces « grands serviteurs de l’État », volontiers colbertistes, les services publics non directement régaliens pouvaient et devaient même parfois être un élément de la souveraineté nationale, dans des domaines comme l’énergie ou les transports.
Il y eut, ensuite, la phase de ces conseillers du Prince toujours issus des grandes écoles, ces fameux « sherpas » nommés en toute discrétion à la tête d’entreprises publiques qu’ils vont pour certains ruiner et pour tous commencer à démanteler en cédant à la pression de l’Union européenne, sans plus tenter de préserver les intérêts nationaux. L’aller-retour qu’ils faisaient entre l’administration et les entreprises publiques leur permettait de supporter ce qu’ils estimaient être la piètre rémunération de leurs longues années d’étude et de leur pouvoir, jalousant cependant toujours les grands patrons d’entreprises privées.
Il y a maintenant, enfin, la phase de ceux, cette fois bien souvent héritiers, tant a faibli la méritocratie républicaine, qui ne cherchent plus à devenir hauts fonctionnaires que pour occuper un court moment une fonction au plus sensible de l’appareil d’État et vendre ensuite leurs compétences et leur carnet d’adresse aux entreprises privées, dans un nouveau genre d’aller-retour. Et si l’on avait, avec certains services publics, peut-être trop « fonctionnarisé» certains secteurs, il s’agit ici, au contraire, de continuer et d’accélérer le démantèlement de l’État au profit d’entreprises privées, grâce à l’action conjointe des lobbys de ces dernières et de l’Union européenne, le tout dans cette approche mondialiste libérale-financière dont le mode de fonctionnement commence à imprégner jusqu’aux services exerçant les fonctions régaliennes de défense ou de sécurité.
Emmanuel Macron, passé du service de l’État à la banque Rothschild, comme tous ceux qui l’entourent – et notamment comme ses proches conseillers, placés sous l’autorité de ce secrétaire-général de l’Élysée qui surveille ses paroles -, est emblématique de cette troisième vague qui, intellectuellement, analyse les diverses composantes de l’État qui peuvent lui être confiés exactement comme le font ces équipes ramassées qui dépècent les actifs d’une entreprise après une fusion–acquisition. Cet « État profond », qui ralentit sa politique et qu’il dénonce ici, ce sont donc les hauts fonctionnaires restés attachés à la nation, à l’État considéré comme une garantie de la souveraineté de cette dernière, et non comme la simple structure d’application territoriale de directives économiques mondialistes. Et c’est contre cette haute administration là que le Président va agir, en utilisant le levier du ressentiment existant dans les classes populaires et qui touche globalement les « technocrates » sans distinguer entre ceux qui souhaitent maintenir cet État protecteur que demandent les « Gilets jaunes » et ceux qui veulent sa mort. Grâce à ce ressentiment, en déviant finement la colère populaire, grâce notamment à quelques relais médiatiques sur les « privilégiés », Emmanuel Macron espère bien en terminer avec ces freins à cette politique que lui et ses conseillers décident de continuer de mettre en œuvre et que ses ministres n’ont, on l’a vu, que comme seule fonction de relayer.
Les autres victimes collatérales de la révolte des « Gilets jaunes », sur lesquels le Président compte d’autant plus dévier la colère populaire que, comme pour les précédents, ils peuvent être des contre-pouvoirs, ce sont les parlementaires. Que ces derniers aient commis erreur sur erreur, qu’ils n’aient nullement été à la hauteur de leurs fonctions, qu’ils aient même depuis quarante années trahis leurs électeurs, et qu’à cause de cela le discrédit qui les entoure soit amplement mérité, nul n’en disconviendra, en n’oubliant cependant pas pour autant ceux qui furent et sont encore l’honneur du Parlement. Pour autant, les réformes présidentielles envisagées – avec par exemple la diminution du nombre de députés, ou les éventuelles modifications de la Chambre haute – ne visent qu’à faire d’un Parlement devenu un peu plus « croupion » une simple chambre d’enregistrement des décisions élyséennes. Quant à la « dose de proportionnelle » elle-même, à propos de laquelle « il faudra aller plus loin que ce que le gouvernement avait prévu » (15 % des sièges), elle ne sera pas suffisante pour permettre l’expression réelle de certains courants d’opinion, tout en l’étant assez pour fragiliser la stabilité l’institution.
Pour justifier cela, comme pour justifier la chasse à ces hauts fonctionnaires « étatistes » déjà évoqués, il suffira d’agiter dans les médias le montant de quelques rémunérations et d’aviver le ressentiment, alors que les économies supposées de la diminution du nombre de parlementaires, ou les restrictions sur les émoluments, seront de bien peu d’effet sur l’état des finances publiques. Et le pire est que ces dénonciations seront faites, au nom de la morale, par des éditorialistes en renom et des « partenaires public-privé » dont les rémunérations sont nettement supérieures à celles qui sont jetées en pâture au public, et traduisent de permanents conflits d’intérêts qui devraient ôter toute légitimité à leurs commentaires.
Conclusion : le travestissement du conservatisme.
En lisant ces axes stratégiques ainsi présentés par Emmanuel Macron – on le rappellera, devant des journaux usuellement catalogués à droite, Le Figaro, Le Point et Paris Match – on ne peut qu’être surpris de leur tonalité conservatrice. On y retrouve en effet pêle-mêle la méfiance devant les « émotions populaires », le rejet du « parti de l’étranger », la défense des statuts sociaux et des hiérarchies de parole, la volonté de restaurer la verticalité du pouvoir, la vision du Chef de l’État en « monarque républicain », le goût du commandement et de l’esprit de décision, le retour des collectivités enracinées, commune ou département, le rejet des créations récentes, intercommunalité ou grandes régions, un certain anti-parlementarisme et jusqu’à un anti-technocratisme, comme la volonté de respecter de nouveaux équilibres centrés sur les « forces organiques » qui constituent « notre identité de peuple »….
Simple volonté de complaire au « parti de l’ordre » ? Pas seulement, et c’est peut-être le dernier aspect de cette offensive macronienne que la récupération des termes et des thèmes conservateurs au profit du progressisme. Emmanuel Macron et ses conseillers en communication ont parfaitement compris, analysant le Big data ou utilisant simplement leurs oreilles, que certains termes servent actuellement de mots de passe, qu’ils ont une puissance évocatrice particulière, et qu’il faut donc les récupérer. Le Président le fait donc, y compris lorsqu’il s’agit d’évoquer cette Union européenne qui est leur antithèse, devenant même lyrique ici : « Percevant le danger électoral qu’il y aurait à conserver l’image d’une fuite en avant fédérale, il entend ainsi faire campagne sur la nécessité de « changer l’Europe » afin de préserver « l’âme des peuples », à laquelle il dit « croire profondément » ». Comme le relève l’article du Figaro, c’est ainsi « qu’il pourra « réimprimer le sens » de son quinquennat, ce « projet national et européen d’émancipation » dont il ne dévie pas sur le fond mais dont il remanie totalement la présentation. Au point de reprendre à son compte le slogan des artisans anglais du Brexit : « reprendre le contrôle de son destin ».
C’est le retour sur le devant de la scène d’un acteur doué, maniant avec un art consommé une novlangue qui récupère, sur la question européenne, des termes souverainistes pour justifier un projet fédéraliste, mais qui, plus largement, pille le champ conceptuel et lexical du conservatisme, voire du conservatisme identitaire, pour servir les intérêts d’un progressisme négateur des identités. Une stratégie qu’Emmanuel Macron peut se permettre pour deux raisons. La première est l’absence de projet conservateur clairement défini derrière lequel se rallierait l’opposition au progressisme, dans une nouvelle dualité qui se substituerait à la division droite/gauche. La seconde est l’appui des médias : quand Emmanuel Macron vante les « forces organiques », « l’identité » ou « l’âme » des peuples, aucun éditorialiste n’y trouve à redire, quand les mêmes termes utilisés par d’autres vaudraient excommunication immédiate et exclusion du cercle de la démocratie vertueuse pour atteinte à ses « valeurs ».
À la lumière de ces textes, le mouvement conservateur doit donc prendre garde aux possibles confusions et s’opposer à cette stratégie présidentielle qui veut casser, contrôler et récupérer, en lui interdisant :
De Casser la révolte identitaire d’abord, qui est le noyau central du mouvement de contestation actuel, et un élément essentiel de la lutte contre le progressisme. En refusant de voir usurpés ses thèmes, de voir ses revendications soit fondues avec d’autres, soit réduites à des revendications sociales avec le soutien d’une extrême-gauche qui reste, une fois de plus, l’idiot utile du pouvoir.
De Contrôler l’expression ensuite, avec cette parole « hiérarchisée » qui débouche sur la loi sur les « fake-news », avec le déni de la capacité nationale de se saisir de questions qui ne sauraient être soulevées que dans le cadre de l’Union européenne, et en utilisant la légitimité de certaines collectivités locales pour accueillir les cris de colère des mécontents.
De Récupérer enfin la demande d’autorité sous-jacente et les colères légitimes pour briser en fait les dernières résistances institutionnelles au progressisme, affermissant l’autorité de la présidence et de ses conseillers face à ces contre-pouvoirs que peuvent être la haute administration ou le Parlement.