Présenté comme un nouvel outil de démocratie participative qui permettrait une sortie en douceur de la crise dite des « Gilets jaunes », le « Grand débat national », qui prend de multiples formes, est censé dégager des problématiques qui n’auraient pas été envisagées par des politiques trop éloignés des réalités de terrain comme esquisser des solutions. L’outil, qui n’est pas si nouveau qu’on aimerait le faire croire, semble pourtant d’un maniement bien délicat, et pourrait apporter des déceptions à la hauteur des espoirs que certains mettent en lui. Contrairement à ce que pensent les progressistes, les Français attendent sans doute plus de pouvoir reprendre leur destin en main en exprimant des choix, en prenant eux-mêmes des décisions politiques, qu’en participant à un pseudo-dialogue qui les infantilise. Telle est la position défendue par Frédéric Rouvillois dans ce texte, qui reprend en partie un entretien donné au dernier numéro de l’excellent mensuel Politique magazine.
Christophe Boutin
Les grands ancêtres du « débat national ».
Certains amateurs d’histoire, ayant eu l’oreille attirée par l’expression « Cahiers de doléances », ont voulu opérer un rapprochement entre les « États-généraux » organisés dans l’ancienne France et le « Grand débat national » lancé par le président Macron. À vrai dire, la comparaison parait amusante, mais elle n’est pas pertinente. Parmi beaucoup d’autres raisons, on peut noter ainsi que dans le cadre des États-généraux, chaque ordre, dont le Tiers-État, élisait des représentants pourvus d’un mandat impératif (c’est-à-dire, précisant à l’avance ce que les représentants devaient dire ou faire). Les gens qui venaient parler, débattre, et in fine choisir des solutions lors des États généraux, étaient donc connus, on savait au nom de qui ils parlaient, et eux-mêmes devaient respecter strictement la volonté de ceux dont ils tiraient leur pouvoir. Dans le « Grand débat » d’aujourd’hui, on ne sait au contraire jamais qui parle, de quoi, au nom de qui, si l’on représente quelqu’un ou soi-même, ou un lobby quelconque, ou un groupe qui ne voudrait pas dire son nom…
Notre Grand débat rappelle en revanche à quelque chose qui fut imaginé sous la Révolution française par celui que l’on surnommait alors le « mouton enragé », le marquis de Condorcet. En 1792, au lendemain de l’instauration de la République, celui-ci est chargé par ses amis girondins d’élaborer la nouvelle constitution. En scientifique obsédé par la mathématique sociale, il va intégrer dans son projet un dispositif qui préfigure à certains égards notre « Grand Débat » à nous : un système d’initiative législative dans lequel une personne propose une loi à l’assemblée locale dont il est membre, laquelle en débat et, le cas échéant, décide de soutenir cette question qui sera alors débattue par toutes les assemblées locales du département qui, à leur tour, etc, etc. Cahin-caha, le tout remonte en quelques mois jusqu’au sommet, avec à l’arrivée un objet non-identifiable, la somme pharamineuse des débats et des réponses suscités par la question initiale, qu’il s’agira alors de débrouiller en lui donnant une forme juridique claire. Les ennemis des Girondins auront beau jeu d’expliquer que c’est une idée aberrante : pour établir une seule loi, observe Marat, des millions de personnes auront été tenues sur le qui-vive pendant des mois, et l’éléphant monstrueux accouchera dans la douleur d’une souris dérisoire à la viabilité fort incertaine. Selon Marat, qui ne fait jamais dans la dentelle, les promoteurs d’une telle méthode mériteraient l’asile ; Condorcet, au Monopoly de la Révolution, ne passera pas par la case prison, ou asile, il ira directement à la mort un an et demi plus tard.
Un demi-siècle après, un utopiste allemand féru de mathématiques, Rittinghausen, imagine un système encore plus farfelu, et encore plus proche du « Grand Débat » macronien : le peuple est divisé en sections de mille personnes, chaque section s’assemble dans son propre local, nomme son président, débat sur un principe soumis à sa sagacité. La discussion close, le maire de la commune fait le relevé des votes, le communique à l’administration supérieure, etc. L’ensemble des milliers de procès-verbaux remonte peu à peu jusqu’à un « Ministère » élu par le peuple, dont les services se chargeront d’élaborer une synthèse : « la loi sortira d’une manière organique des discussions mêmes », assure Rittinghausen, d’une manière parfaitement claire et acceptée par tous – puisque toute la population aura le sentiment d’être le seul et véritable auteur de cette loi.
Dans ces deux cas, de brillants sujets échafaudent donc des systèmes qui, à chaque fois, conduisent évidemment dans le mur, et pour les mêmes raisons : ils font confiance à la sagesse des individus, à la bonne foi des gouvernants et aux mathématiques, bien sûr, leur idole commune, comme nous le faisons avec les algorithmes pour déterminer ce qui va sortir du « Grand Débat ».
Une méthode inefficace aux effets pervers.
Mais au fond, comme à l’époque, l’organisation de ce dernier pose la question de ce qu’il recouvre : de la naïveté, comme dans le cas de Condorcet ? De la folie, comme le prétend le socialiste Louis Blanc à propos de Rittinghausen ? Ou, plus simplement, de la duplicité, le « Grand Débat » comme moyen rêvé de faire croire au peuple qu’il a la parole, et d’étouffer ensuite cette parole par son propre déchaînement ? Des millions d’opinions plus ou moins divergentes, plus ou moins réfléchies, plus ou moins pertinentes, sur des sujets plus ou moins définis, finissent inévitablement par s’écraser les uns les autres : ce qui démontrera sans contestation possible que seuls les experts sont capables de dire quelque chose de sensé et que le peuple doit revenir sagement chez lui, remiser ses gilets jaunes et faire confiance aux dirigeants éclairés qu’il a élus – selon l’idée aussi vieille que Montesquieu que le peuple est incapable de se gouverner mais qu’il sait parfaitement désigner les sages représentants qui gouverneront à sa place.
Au total, il n’est pas être exagérément pessimiste que de penser que ce « Grand débat » sera forcément inutile – sauf bien sûr pour le gouvernement, à qui il permettra de témoigner à bon compte de sa prétendue bonne volonté, et de prouver en outre le caractère incorrigible de ses adversaires qui, malgré la liberté de s’exprimer sans précédent qui leur est offerte, persistent dans leur attitude hostile et leurs manifestations hebdomadaires. Sur le fond, en revanche, on ne voit pas comment un tel débat (ou plutôt, comment une telle masse de pseudo-débats) pourrait aboutir : c’est-à-dire, comment il pourrait procurer une satisfaction effective aux revendications populaires.
Tout d’abord, en effet, le traitement des données sera inévitablement quantitatif. Or, un débat n’a d’intérêt que dans le surgissement d’idées qui ne sont pas partagées par tout le monde, celles qui représentent un « saut qualitatif ». Malheureusement, ces dernières ne sont pas susceptibles d’être prises en compte, puisque seule la fréquence des mots établira la valeur des propositions… C’est ainsi que les lieux communs sont sûrs de l’emporter. À l’inverse, si les ordinateurs étaient capables de prendre en compte la qualité des contributions, ce serait eux qui décideraient – de ce qui est bien ou pas, juste ou injuste, souhaitable ou non. Et l’on passerait directement de la démocratie participative à une dictature informatique, à ce Big Brother numérique qui est peut-être ce qui nous attend mais qui, Dieu merci, n’existe pas encore.
Quant au président Macron, qui nous a averti par avance qu’il ne se sentirait pas tenu par les résultats du débat – non sans raisons du reste, puisqu’il n’y aura pas à proprement parler de « résultats »-, on peut supposer qu’il regardera d’un œil distrait les statistiques ainsi produites. Après quoi, il pourra tranquillement réaffirmer ses propres idées en expliquant à quel point, ô merveille, elles correspondent à ce qui s’est dit lors de ces débats. Et proclamer, sans que personne ne puisse plus démontrer le contraire, que ce qu’il pense, dit et décide se trouve être l’expression même de la volonté des Français, dont il s’est si longuement et si patiemment rapproché…
Le « Grand débat », choix politicien et impasse politique.
Le « Grand débat » fait le pari que tous les Français peuvent intervenir, que ce soit directement en prenant la parole, par des cahiers ou une plateforme numérique. Mais qu’il présuppose un dialogue direct entre le pouvoir et les individus qui ne saurait exister, comme le prouvent l’expression de groupes de pression, ce qui est inévitable. Cette action de groupes de pression est certaine, et le CESE, qui avait lancé sa propre consultation, avait expliqué, après avoir constaté que l’abrogation de la loi Taubira venait en tête des propositions, qu’il tiendrait compte (mystérieuse formulation) d’une évidente action militante. Mais interdire aux lobbys d’intervenir dans le « Grand débat national » reviendrait… à interdire aux partis d’intervenir dans une quelconque élection.
En un sens, on peut en effet considérer comme anti-démocratique que des groupes, des coagulations de personnes qui défendent certaines idées ou certains intérêts particuliers (d’où le terme de « parti », du reste) puissent intervenir dans le processus de décision et/ou de consultation populaire : pour Rousseau, c’est parce qu’elle procède directement des décisions que chaque individu aura pris librement, sans aucune interférence extérieure, seul face à sa propre conscience, que la volonté générale est forcément juste et bonne, c’est pour cela qu’elle ne peut « errer ». En revanche, soulignent Rousseau et ses successeurs jacobins, dès qu’il y a des « partis », dès lors que l’on crée au sein du peuple des groupes spécifiques qui vont empêcher chaque individu de s’exprimer en son âme et conscience, le jeu est faussé, le processus d’accouchement de la volonté générale est bloqué, bref, on n’est plus en démocratie.
Mais si on allait dans ce sens, qui est celui que semblent reprendre le CESE et tous ceux qui reprochent notamment à des groupes de pression conservateurs d’agir de concert, alors on devrait en déduire que tout parti politique est incompatible avec la démocratie – ce qui paraît d’autant plus insoutenable que la démocratie, d’un autre côté, ne peut pas se passer des partis.
Mais au fond, le vrai problème tient à la nature même du débat, qui, en tant que tel, ne permet pas de dégager une solution, c’est-à-dire, de choisir, de décider. Autant une question posée par référendum permet de savoir qui est d’accord et qui ne l’est pas, autant un débat ne produit que de l’indécision : on ne peut synthétiser juridiquement le débat, pas plus que, selon Rousseau, on ne saurait représenter la volonté.
Un débat peut (et même doit) avoir lieu avant de répondre à une question, mais lui-même, en tant que tel, n’est pas susceptible d’être pris en compte. En clair, le débat public, quel qu’il soit, est forcément une impasse et, au fond, une duperie (on l’a vu avec celui qui vient d’être organisé sur la bioéthique). Ceux qui l’organisent savent parfaitement ce qu’ils veulent obtenir, et le débat n’est là que pour donner au bon peuple l’impression qu’il n’est pas laissé pour compte une fois de plus.