Depuis plus d’un demi-siècle, la loi a renoncé à imposer un « modèle » familial pour se limiter à garantir à tout un chacun le « droit » individuel d’inventer son mode de vie au gré de ses désirs, de ses envies, voire de ses « orientations », sans porter aucun jugement moral sur des manières de vivre considérées comme relevant de la seule vie privée à laquelle, significativement, la Cour européenne des droits de l’homme assimile toute forme de « vie familiale ». On a ainsi « déconstruit », sous prétexte de liberté individuelle, tout ce qui pouvait ressembler à une exigence de stabilité familiale, jusqu’à s’apercevoir que l’instabilité ainsi créée pouvait engendrer des injustices. Ainsi, la multiplication des naissances hors mariage et la fragilisation du mariage lui-même ont entraîné arithmétiquement une augmentation corrélative du nombre de pensions alimentaires dues pour subvenir aux besoins matériels d’enfants dont les père et mère ne vivent plus sous le même toit. Or, ces séparations n’étant plus présentées comme résultant de la violation d’une obligation quelconque mais plutôt comme l’expression d’un droit, il n’est pas étonnant que les débiteurs de ces pensions alimentaires ne s’en tiennent pas pour moralement tenus et cessent de s’en acquitter.
Si la situation n’est pas nouvelle, tout lien entre les évolutions de la législation familiale et de telles injustices était jusqu’à présent banni. Mais voici que le Président de la république, dans sa conférence de presse du 25 avril dernier, a implicitement admis ce lien en deux phrases dont on pourra se dispenser d’admirer le style mais qui, dans leur sècheresse clinique, posent assez clairement le diagnostic. « Nos familles, a-t-il déclaré, se sont profondément transformées ces dernières années. L’accompagnement doit lui aussi évoluer pour corriger les injustices notamment en ce qui concerne le non-paiement des pensions alimentaires ».
On ne s’arrêtera pas ici sur la proposition de conférer aux Caisses d’allocations familiales un rôle qu’elles ont déjà dans l’aide au recouvrement des pensions impayées, pour s’attarder plutôt sur la reconnaissance implicite d’un lien de cause à effet entre les transformations de la famille et des injustices qu’il appartiendrait à l’Etat de corriger dans le but d’ « accompagner » ces transformations.
Le constat
S’il existe de plus en plus de pensions alimentaires impayées, c’est d’abord parce qu’il y a de plus en plus de séparations et, partant, de pensions alimentaires pour en réparer les conséquences. La source de l’injustice est là et elle est totalement occultée. Pourtant, les familles ne se sont pas « transformées » toutes seules. Ces transformations sont l’effet d’une politique qui, à partir des années soixante du siècle passé, a renoncé à imposer un modèle familial pour offrir une « structure d’accueil » à tous les modes de vie. L’idée sous-jacente de Jean Carbonnier, à qui fut confiée l’élaboration de toutes les réformes du droit de la famille entre 1964 et 1975, était que les bonnes pratiques l’emporteraient sans avoir besoin des « béquilles » de la loi, pour reprendre l’image de Luther qui ne devait pas être étrangère au calviniste à la morale très rigoureuse qu’était Carbonnier. Malheureusement, de même que, selon la loi de Gresham, la mauvaise monnaie chasse la bonne, à défaut de « modèle » les mauvaises pratiques ont évincé les bonnes.
C’est là qu’apparaît un second élément, tout aussi soigneusement occulté. Les transformations familiales évoquées ne créent des injustices que parce que les comportements qu’elles induisent sont eux-mêmes fondamentalement injustes. La loi, en s’abstenant de le dire et de sanctionner l’injustice à sa source a entraîné une prolifération de ces modes de vie injustes. Ainsi, l’affirmation d’un principe d’égalité des filiations légitime et naturelle posé par la loi du 3 janvier 1972 a été suivi, à partir de 1977, d’une hausse continue des naissances hors mariage, dont la proportion s’établissait jusqu’alors de manière très stable autour de 6% de l’ensemble des naissances alors qu’elle atteint aujourd’hui près de 60%. La coïncidence est pour le moins troublante…mais parfaitement logique. A partir du moment où le mariage perd une grande partie de ses effets sur la filiation, il perd aussi sa raison d’être. Le concubinage ne pouvait dès lors que s’accroître et cette situation de fait qui, à la différence du mariage, ne crée pas d’obligation, ne pouvait qu’entraîner à la fois une instabilité et une perte du sens des responsabilités qui se traduit logiquement par une multiplication des défaillances dans le paiement des pensions alimentaires.
La solution
Dans ces conditions, la solution qui consiste à perpétuellement tenter de « corriger les injustices » inéluctables provoquées par la loi elle-même apparaît bien dérisoire. Il est d’ailleurs significatif de constater que, précisément en matière de recouvrement des pensions alimentaires, l’accompagnement législatif n’a cessé de courir après une réalité qui échappe de plus en plus à toute maîtrise. Le parallèle est saisissant entre les lois qui ont prétendu mettre sur un pied d’égalité tous les modes de vie plus ou moins familiale et celles qui, dans une parfaite coïncidence, ont tenté, au demeurant en vain, de corriger les injustices nées des transformations provoquées par l’évolution législative. Ainsi, la loi du 3 janvier 1972, qui devait entraîner une multiplication des naissances hors mariage, a été très rapidement suivie par une loi du 2 janvier 1973 établissant une procédure de paiement direct des pensions alimentaires censé en faciliter le recouvrement. Le cas du divorce est encore plus éclairant. Ce sont deux lois du même jour (les lois n° 75-617 et 75-618 du 11 juillet 1975) qui ont respectivement facilité le divorce et organisé une procédure de recouvrement public des pensions alimentaires comme si le législateur, dans une forme de lucidité cynique, anticipait les conséquences injustes des dispositions qu’il venait d’adopter. Ces dispositifs n’ont toutefois pas empêché la multiplication des incidents de paiement, de sorte qu’il a fallu les compléter à plusieurs reprises, en dernier lieu par les lois de financement de la Sécurité sociale pour 2016 et 2017 instituant une garantie publique contre les impayés de pensions alimentaires et créant une « Agence de recouvrement des impayés de pensions alimentaires » chargée d’agir en recouvrement au nom du créancier d’aliments. Cet emballement législatif, qui reporte finalement sur la collectivité publiques les conséquences de désordres privés, est le signe de l’impuissance de la loi à « corriger les injustices » trop prévisibles nées de l’encouragement donné aux unions les plus instables.
On voit bien, dès lors, que la solution envisagée à la question récurrente du non-paiement des pensions alimentaires, qui consisterait à poursuivre dans la voie d’une prise en charge collective par le truchement des caisses d’allocations familiales, n’est pas à la mesure du constat. Pour limiter les injustices inhérentes à la dislocation des familles, on ne pourra indéfiniment faire l’économie d’une politique familiale visant à favoriser les modes de vie objectivement les plus justes et non à multiplier démagogiquement des droits subjectifs qui sont, par un apparent paradoxes, les sources des injustices que l’on prétend combattre. Pour reprendre la formule prêtée à Bossuet, quand donc cessera-t-on de déplorer les effets dons nous chérissons les causes ? Il faudra bien, un jour, sortir de l’impasse.