Article de Frédéric Rouvillois téléchargeable ici :
« Ils croient que les gouvernements peuvent varier comme la mode des coiffures, sans que cela tire plus à conséquence ; et que l’on n’a pas besoin d’avoir d’autre principe d’attachement à la constitution (…) de l’État, que la convenance du moment »[1] ( Edmund Burke)
Il y a un an – il y a un siècle, avant qu’on ait entendu parler de M. Benalla, des « Gilets jaunes » et du « Grand débat » -, le président Macron faisait adopter en Conseil des ministres un vaste projet de révision constitutionnelle qui, organisé autour du souci d’efficacité et entraînant une réduction significative des prérogatives du Parlement, se situait de façon explicite dans la lignée du général De Gaulle. Un an plus tard, le 31 mai 2019, – alors que la Macronie ne semble vivace que par comparaison avec les ruines fumantes du Parti socialiste et des Républicains-, c’est un nouveau projet de loi constitutionnelle que l’on annonce[2], le précédent devant être compté au nombre des victimes collatérales des tumultes et des scandales. Un nouveau projet, donc, mais qui, en se délestant de ce qui formait l’essentiel du précédent (les dispositions relatives au Parlement), en conservant l’accessoire (comme la suppression des membres de droit du Conseil constitutionnel à l’exception de Giscard d’Estaing… ), et en y ajoutant trois nouveautés suggérées par l’actualité, relève moins de la tradition gaullienne, que du chiraquisme constitutionnel. C’est-à-dire, d’une attitude consistant à réviser la constitution à tort et à travers (on ne compte pas moins de quatorze révisions durant les douze années de la présidence Chirac ! ) afin de répondre sur le champ aux questions du moment, et à procurer une petite satisfaction à l’opinion, aux médias ou aux groupes de pression. Au risque de faire de la révision constitutionnelle un simple instrument du jeu politicien, et la constitution elle-même, un arlequin normatif, tout en considérant que ce n’est pas bien grave, dès lors qu’elle pourra être modifiée à nouveau et aussi souvent qu’on le voudra.
La première innovation consiste en effet à introduire, dans l’article 1erde la constitution (comme si cette place d’honneur pouvait changer quoi que ce soit à la valeur normative), une formule très générale disposant que la République française « agit pour la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et contre les changements climatiques. » Bigre ! Quelle audace ! Mais pour savoir ce que cette disposition implique – et si elle est autre chose que de la poudre aux yeux -, encore faut-il y regarder de plus près. Et d’abord, se demander ce que l’on doit entendre par « République française » : parle -t-on ici de tout ce que peuvent recouvrir ces mots, c’est-à-dire, outre l’État lui-même, l’ensemble des personnes morales de droit public, collectivités territoriales, établissement public, hôpitaux publics, etc., qui en vertu de la constitution auraient tous, désormais, l’obligation d’agir en ce sens ? Ou seulement, de la « République française » en tant que membre de la communauté internationale, et amenée à ce titre à conclure des accords avec d’autres États ? Ou moins encore, à une abstraction qui, selon l’article 1er, n’est autre que le nom de la France ? Une fois résolue cette énigme, il faudrait s’interroger sur la consistance normative de la formule. En langage juridique, « agit » signifie certes « doit agir » ; mais que se passerait-il en pratique si la République n’agissait pas ? Évidemment rien, faute de décision susceptible d’être sanctionnée, et d’organe compétent pour le faire. La question, à la rigueur, ne pourrait se poser que si la République agissait contre la préservation de l’environnement. Mais dans ce cas limite, on imagine mal une juridiction se permettre de sanctionner une décision étatique sur un fondement juridique aussi ténu, et aussi discutable : un juge ne peut s’autoproclamer l’arbitre des élégances environnementales, quand bien même il serait compétent pour intervenir, ce qui paraît hautement improbable… En somme, faute de pouvoir sanctionner juridiquement une telle obligation, on doit en déduire que la formule que l’on prétend introduire dans l’article 1er , si sympathique soit-elle, n’a qu’une portée symbolique. Si la liste Jadot n’était pas arrivée en troisième position aux Européennes, s’il ne paraissait pas urgent de faire plaisir aux émules de Greta Thumberg qui seront en âge de voter aux prochaines élections, bref, si les jeunes ne plébiscitaient pas depuis quelques mois les questions climatiques, on n’aurait pas pris la peine de l’introduire dans la « norme suprême ».
Tandis que cette première innovation caresse dans le sens du poil un électorat de plus en plus sensible aux questions environnementales, la seconde vise à répondre, mais a minima, aux revendications institutionnelles des « Gilets jaunes », plus ou moins relayées par les sessions du « Grand débat ». Ces revendications exigeaient un accroissement de la participation populaire à la décision politique, se traduisant pas la reconnaissance du référendum d’initiative citoyenne, sinon même, du référendum révocatoire, qui permettrait aux électeurs de révoquer un élu quelconque avant le terme normal de son mandat.
A la place de ces avancées démocratique ambitieuses, le projet de loi constitutionnelle envisage deux révisions indolores, et à vrai dire insignifiantes, de l’article 11, relatif au référendum législatif.
La première ne semble pourtant pas sans intérêt, puisqu’elle tranche par l’affirmative une question pendante depuis 1995 : un tel référendum peut-il porter sur des sujets de société ? En 2013, à propos de la loi relative au mariage pour tous, Christine Taubira avait répondu par la négative : « il n’y a pas lieu de redonner la parole au peuple sur de tels sujets […]. Si la souveraineté appartient au peuple, celui-ci n’est pas à même de l’exercer au quotidien et en toute matière. » Désormais, la chose sera possible. Ou plutôt, elle le serait : car encore faudrait-il pour cela que le Président de la République accepte de soumettre aux électeurs un projet de loi relatif à ces « questions de société »… À ce propos, on peut rappeler que le président Chirac, après avoir fait adopter en 1995 un premier élargissement du domaine de l’article 11, n’utilisa pas une seule fois, au cours des douze années suivantes, la règle nouvelle ainsi introduite dans la constitution. En somme, tout ce que prévoit l’actuel projet de loi, c’est d’élargir (un peu) les questions auxquelles le peuple serait susceptible de répondre, mais sans lui assurer que de telles questions lui seront jamais posées.
D’où, l’habileté qui consiste à faciliter par ailleurs le « référendum d’initiative partagée ». Jusqu’ici, la procédure ne pouvait être initiée que par un cinquième des membres du Parlement, appuyé par 1/10e du corps électoral, soit un peu plus de 4,5 millions d’électeurs inscrits- ce qui, de l’aveu général, rendait cette « usine à gaz » inapplicable. Si la révision est adoptée, il suffira d’1/10e des membres du Parlement appuyés par un million de citoyens- ce qui, on peut le noter, rapprochera de la France de ses voisins : en Italie, l’article 75 de la constitution exige à ce propos 500 000 signatures. C’est déjà ça, dira-t-on. Sauf qu’en réalité, et contrairement à ce qui se pratique d’ailleurs, la proposition ainsi initiée ne sera soumise au peuple qu’à condition de n’avoir pas été examinée par les deux assemblées dans un délai de six mois. Ceci laisse largement le temps aux assemblées d’examiner « au moins une fois » la proposition en question, ce qui aura pour effet d’empêcher qu’elle ne soit soumise au référendum. Là encore, ce sont les institutions qui décident. Le peuple, lui, n’a qu’à subir.
Enfin, la troisième innovation annoncée par le projet de loi constitutionnelle paraît encore plus anecdotique que les deux précédentes, puisqu’elle consiste pour l’essentiel à rebaptiser « Conseil de la participation citoyenne » l’ancien « Conseil économique, social et environnemental ». Une nouvelle dénomination qui fleure bon l’esprit « Grand débat » pour nommer un organe donc on peut parier qu’il produira des résultats tout aussi convaincants que ce dernier – notamment, si l’on décide effectivement de lui confier la haute mission d’organiser « des conventions de citoyens tirés au sort. » Mais que ne ferait-on pas pour éviter d’organiser sérieusement la participation des Français à la vie politique ?
En principe, changer une constitution, modifier la loi suprême, devrait être une chose grave, qui ne se décide pas à la légère et que l’on entreprend qu’après mûre réflexion, lorsque que cela s’avère indispensable. C’est d’ailleurs pour cette raison que la plupart des constitutions modernes ne peuvent être révisées que selon une procédure plus longue et plus exigeante que celle qui est requise pour adopter de simples lois ordinaires. On comprend aisément qu’une norme qui serait modifiée à tort et à travers, parce que le rapport de force du moment ou les circonstances ont changé, perdrait à la fois son prestige et son autorité. En Bref, on ne change pas une constitution simplement parce que cela fait bien d’en changer, comme on remplacerait le papier peint de sa cuisine au seul motif qu’on l’a assez vu, et que ce serait plaisant d’en avoir un autre.
Tel est pourtant l’esprit du chiraquisme constitutionnel dans la lignée duquel se situe le projet de révision : on change la constitution, non parce que c’est nécessaire ni parce que l’on sait où l’on va, mais parce qu’il est toujours bon de changer, et que cela rapportera peut-être un ou deux points dans les sondages. Mais pas question d’y passer trop de temps, cela n’en vaut pas la peine : si le Sénat, qui doit approuver à la majorité une éventuelle révision, est d’accord, et qu’il cède sans trop de difficultés aux sirènes et aux menaces du gouvernement, la révision se fera ; si tel n’est pas le cas, aurait confié le président, « il n’est pas question de passer trois mois à débattre pour constater un désaccord[3] ». Trois mois à débattre ? Pour une simple révision de la Constitution… ?
[1] Ed. Burke, Réflexions sur la révolution de France (1790), Paris, Adrien Égron, 1819, p. 154
[2] Le Monde, 31 mai 2019
[3] Le Canard Enchaîné, 5 juin 2019, p. 2.