Par Louis Soubiale.
La nouvelle loi n°2019-721 du 10 juillet 2019 relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires a fait couler beaucoup d’encre, alors même que son contenu remarquablement bref semble avoir été concomitamment épuisé par son intitulé dont l’inexistante portée normative est inversement proportionnelle à son étiquetage purement marketing. Ce faisant, le législateur, arborant le faux nez de la prudence juridique, s’est montré redoutablement destructeur de l’ordre social.
Sobrement titrée, cette loi se caractérise par un contenu aussi indigent qu’aussi peu contraignant. Nous sommes loin de la définition de Portalis selon laquelle : « « la loi permet ou elle défend, elle ordonne, elle établit, elle punit ou elle récompense ».
Or, c’est ici que le bât blesse, si l’on puit dire, dans la mesure où ce premier article de la loi (qui en contient trois) ne fait que rappeler, sinon, une évidence, du moins un principe de bon sens communément partagé dans une société civilisée.
La disposition ne reprend guère l’intitulé de la loi qui eut pourtant mérité d’être singulièrement défini. Quid des « violences éducatives ordinaires » ? Au XXIe siècle, au regard de l’état des mœurs et de la place centrale qu’occupe l’enfant dans nos sociétés occidentales avancées, il ne fait pas de doute que ces « violences éducatives ordinaires » (VEO) ressortissent davantage et prosaïquement à la fessée ou à la gifle qu’aux châtiments corporels de jadis, allant de la férule aux privations jusqu’aux humiliations publiques ou privées ou traitements inhumains et dégradants (voir les Cosette, Poil de Carotte et autres Brasse-Bouillon de la littérature…).
Il convient de s’en remettre aux travaux préparatoires et particulièrement à l’exposé des motifs pour comprendre que les VEO « sont banales, banalisées, communes, habituelles, courantes » et visent « l’ensemble des pratiques coercitives et punitives utilisées, tolérées, voire recommandées dans une société, pour « éduquer » les enfants. Elle [sont] faite[s] de violence[s] verbale[s] : moqueries, propos humiliants, cris, injures… ; de violence[s] psychologique[s] : menaces, mensonges, chantage, culpabilisation… ; et/ou de violence[s] physique[s] : gifles, pincements, fessées, secousses, projections, tirage de cheveux, tapes sur les oreilles ».
Le législateur s’est donc arrêté au milieu du gué en se contentant d’une pétition de principe qui, sauf exception (hélas !), fait l’objet d’un large consensus, sauf à s’en remettre à l’exégèse « éclairante » des travaux parlementaires précités, ce qui oblige le citoyen à effectuer des détours cognitifs incompatibles avec l’objectif constitutionnel d’accessibilité de la loi.
Mais l’intention du législateur était clairement toute autre, comme les signataires de la proposition de loi s’en expliquent dans l’exposé des motifs : « la règle posée est de nature exclusivement civile et ne s’accompagne d’aucune sanction pénale nouvelle à l’encontre des parents. Elle énonce un principe simple et clair qui a vocation à être répété aux pères et mères, et à imprégner leur comportement futur : On ne peut éduquer son enfant par la violence ».
La visée est donc pédagogique, assortie, qui plus est, d’un pari sur l’avenir appendu à l’évolution des mentalités et des comportements des parents de demain. L’esprit de la loi est encore exprimé en des termes qui récusent explicitement le réel : « la violence subie au sein de la famille apprend à l’enfant que l’on règle les conflits par la violence et par le rapport de force. C’est la loi du plus fort », semblent se scandaliser les députés. Cette dernière assertion péremptoire est très significative en ce qu’elle dénie le caractère foncièrement inégalitaire (et assez peu démocratique, il est vrai) des relations parents-enfants.
Or, cet état de fait sur lequel repose toute la civilisation occidentale (pour ne s’en tenir qu’à elle seule), depuis des temps immémoriaux (c’est-à-dire depuis au moins Aristote), ne résulte absolument pas d’un acte arbitraire de pure volonté humaine et contingente mais se trouve déterminé par le rapport naturel qui s’établit nécessairement entre les parents et leurs enfants.
Dans le Livre I de sa Politique, Aristote insistait sur cette nécessité quasi idiosyncrasique : « il faut donc que l’éducation des enfants (…) soit en harmonie avec l’organisation politique, s’il importe réellement que les enfants (…) soient bien réglés pour que l’Etat le soit comme eux. Or c’est là nécessairement un objet de grande importance ; car (…) ce sont les enfants qui formeront un jour les membres de l’Etat ».
Cette inégalité protectrice est le corollaire d’un rapport ontologique entre les membres de la Cité. L’ordre d’icelle est conditionnée par cette part incalculable et sanctuarisée (hors de tout calcul égoïste, si l’on veut) des rapports entre les membres du corps social. La relation du père et de son fils se situe, en effet, hors de tout commerce car il pèse socialement sur le premier la charge inconditionnelle de faire accéder le second au rang de membre actif (c’est-à-dire libre, donc responsable) de la société. Cette obligation, ce devoir, est même la contrepartie du droit du père à être admis parmi les sociétaires.
Le rapport du père au fils est tout à la fois le siège et le prolongement du rapport qu’entretiennent les hommes en société. Cet état de nature ne pouvait échapper à Aristote qui considérait que « l’autorité du père sur ses enfants est au contraire toute royale. L’affection et l’âge donnent le pouvoir aux parents aussi bien qu’aux rois; (…) un roi doit à la fois être supérieur à ses sujets par ses facultés naturelles, et cependant être de la même race qu’eux; et telle est précisément la relation du plus vieux au plus jeune, et du père à l’enfant ».
Le droit se déploie dans la société des citoyens et non dans la communauté que représente la cellule familiale.
C’est dire, encore, que les enfants n’ont pas de droits commensurables à ceux de leurs parents dans la Cité. Le philosophe du droit, Michel Villey, explique qu’« il n’est de dikaion, de droit, au sens le plus propre du mot, que dans les rapports entre citoyens ». Le droit se déploie dans la société des citoyens et non dans la communauté que représente la cellule familiale. « À Rome, on ne trouve point de droit dans les rapports du père de famille et de ses enfants » souligne Michel Villey. Si l’essence de l’autorité paternelle (aujourd’hui parentale) est de même nature que celle du chef de la Cité, elle ne se déploie pas, au sein de la famille, d’une manière similaire à son plein exercice au sein de la Polis. Elle ressortit essentiellement au dikaion, au politikon, dans cette dernière quand elle relève de l’oikonomikon (c’est-à-dire, littéralement, des règles domestiques du foyer) dans celle-là.
De cet ordonnancement du rapport de subordination auquel est assigné une fin déterminée (celle de conduire l’enfant sur la voie adulte du citoyen, membre à part entière de la société destiné, à son tour à devenir, père, époux ou maître), il en résulte une idée du « juste naturel » qu’il appartient au législateur de traduire, le cas échéant, dans le cadre de lois positives. L’office du législateur est de parfaire le juste en en corrigeant les aspérités et les imperfections, sinon les inégalités par trop criantes, ce, dans un sens conforme à l’équité, telle que l’entendait le droit romain. Mais, il prendra garde de s’en écarter, sauf à commettre des lois injustes qui, de jure, perdraient leur caractère de lois.
La loi « anti-fessées », ainsi qu’on affectionne de la dénommer dans la sphère médiatique, perd donc doublement son caractère de loi en ce qu’elle est non normative, d’une part, illégitime car entachée d’iniquité, d’autre part.
Par surcroît, elle est révélatrice d’un état d’esprit déconstructiviste visant, tout à la fois, relativiser l’autorité et inverser les hiérarchies jusqu’à même les abolir. L’emploi des violences éducatives légères que sont, traditionnellement, la gifle, la fessée et la punition « au coin » reste, statistiquement, encadré dans les limites de l’entendement parental. La loi n’était, jusqu’à présent, jamais intervenue dans un domaine où le discernement demeure le meilleur des juges. Et lorsque celui-ci faisait éventuellement défaut, l’on trouvait toujours le juge pénal (sinon civil) pour en sanctionner les excès, les abus ou les manquements.
Dans une perspective conservatrice, il s’agit donc moins de s’arc-bouter sur les principes supposément vertueux de la correction corporelle que de manifester le souci politique de ne pas bouleverser inconsidérément, au nom du progrès ou d’idéologies afférentes, les assises naturelles de la civilisation européenne.