Note publiée par Jean-Baptiste Donnier.
L’épilogue tragique, mais hélas prévisible, de ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Vincent Lambert, permet, une fois le bruit médiatique retombé, de ramener à la simplicité du mythe une situation que l’on s’est évertué à prétendre complexe pour ne pas admettre l’évidence de la solution qu’elle appelait. Un homme a été tué, privé d’eau et de nourriture, comme Antigone emmurée dans son tombeau, en application d’une loi qui, à l’instar de l’édit de Créon, fait fi de la loi non écrite qui inscrit au cœur de tout être humain, selon la lumineuse expression de Simone Weil, « quelque chose qui (…) s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal »[1]. Cette tragédie, comme une reviviscence du mythe antique, met sous nos yeux deux grandes leçons, sur la loi qui en a commandé le dénouement et sur le droit qui s’est avéré impuissant à l’empêcher.
Une loi qui tue
C’est en application d’une loi, la loi du 2 février 2016, que la mort d’un homme a été volontairement provoquée. On a pu, certes, et il fallait le faire, tenter d’en limiter le champ d’application par une interprétation stricte de la notion de « fin de vie », mais le fait est là : les plus hautes juridictions judiciaire et administrative ont toutes considéré que, dans le cas d’espèce, la loi permettait la mise à mort du patient. L’arrêt rendu par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 28 juin 2019 est à cet égard explicite. La Haute juridiction y déclare que la décision de l’Etat de ne pas déférer à la demande de mesures provisoires formulée par le Comité des droits des personnes handicapées de l’O.N.U., décision qui devait inéluctablement conduire à la mort, « n’était pas manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir lui appartenant ».
Créon s’appuie toujours sur le droit positif, celui qui se déduit de l’édit qu’il a lui-même porté. Ce raisonnement a au moins un mérite : il met en lumière le rôle mortifère de la loi Claeys Leonetti du 2 février 2016.
De fait, les autorités de l’Etat se sont bornées à laisser s’appliquer la loi du 2 février 2016 qui, au titre sans doute des « nouveaux droits des malades et des personnes en fin de vie » qu’elle institue, prévoit notamment la suspension, « à l’issue d’une procédure collégiale définie par voie réglementaire », de la nutrition et de l’hydratation artificielles lorsque ces actes sont jugés « inutiles, disproportionnés ou lorsqu’ils n’ont d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie »[2]. Dès lors, la décision de ne pas déférer à la demande de suspension émanant de l’organe des Nations Unies pouvait paraître fondée ; l’argument est d’une parfaite rigueur et repose tout entier sur ce que la loi permet. Créon s’appuie toujours sur le droit positif, celui qui se déduit de l’édit qu’il a lui-même porté. Ce raisonnement a au moins un mérite : il met en lumière le rôle mortifère de la loi du 2 février 2016. Ceux qui, jusqu’à présent, en louaient l’équilibre au motif qu’elle ne permet pas expressément l’euthanasie, devraient enfin ouvrir les yeux, pour peu qu’ils ne méritent pas de se voir appliquer l’apostrophe du psalmiste aux idoles : Oculos habent et non videbunt…
Des droits subjectifs qui ne protègent pas
Face à une loi qui permet la mise à mort d’une personne humaine, les droits subjectifs ne sont d’aucun secours ; c’est la seconde leçon à tirer de cette terrible affaire. Sur ce point comme sur le précédent, l’arrêt du 28 juin 2019 est explicite. Le « droit à la vie » consacré par l’article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’entre pas, selon la Cour de cassation, « dans le champ de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la constitution ». Il y a donc bien des « libertés » constitutionnellement garanties, mais seuls peuvent en bénéficier ceux à qui la loi permet de vivre… La vie qui, comme l’avait justement rappelé la Cour d’appel de Paris, est la condition de l’exercice de toutes les libertés, n’est l’objet d’aucun droit opposable à la loi. « Hors des lois tout est mort » disait Saint-Just[3] ; la Cour de cassation, dans sa formation la plus solennelle, se place résolument dans la même ligne.
La vie qui, comme l’avait justement rappelé la Cour d’appel de Paris, est la condition de l’exercice de toutes les libertés, n’est l’objet d’aucun droit opposable à la loi.
Une telle position, froidement assumée en parfaite connaissance des conséquences qui allaient en découler, fait frémir pour ceux qui l’ont prise. Mais le plus éclairant se trouve dans le motif ultime qui les a déterminés. S’ils ont refusé de reconnaître le « droit à la vie » comme une liberté protégée par la constitution, c’est en dernière analyse pour ne pas remettre en cause la législation sur l’avortement. L’avis émis par le Procureur général devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation l’énonce expressément : « Consacrer le droit à la vie comme une liberté à “valeur suprême” aurait aussi pour conséquence immédiate la remise en question de la loi dite Léonetti en faveur (sic!) des malades et des personnes en fin de vie ou encore celle relative à l’interruption volontaire de grossesse ». Ce point est capital. Il montre, de manière générale, que les droits subjectifs sont toujours dans la dépendance de la loi. Ils ne constituent en rien une garantie contre une loi injuste ; c’est au contraire la loi qui délimite le champ d’application des droits. C’est très explicitement pour ne pas remettre en cause des choix législatifs, fussent-ils manifestement attentatoires à la vie humaine, que la Cour de cassation refuse de conférer la moindre effectivité à un droit qui permettrait, justement, d’empêcher l’application de telles législations.
En outre, de manière particulière, la position soutenue par le Procureur général près la Cour de cassation met en lumière l’illusion que constituerait une défense de la vie qui n’intègrerait pas une remise en cause de la législation abortive. C’est cette législation qui constitue la pierre angulaire de tout l’édifice législatif et jurisprudentiel mortifère qui se constitue sous nos yeux par touches successives et dont l’affaire Lambert ne constitue qu’une étape, la prochaine étant sans doute le passage à une forme d’euthanasie active. Il faudra donc bien oser revenir sur la légalisation de l’avortement si l’on ne veut pas voir se répandre fort logiquement cette « culture de mort » dont saint Jean Paul II avait su, prophétiquement, dénoncer les sources et les effets. Sans une telle remise en cause, toute tentative de limiter l’extension du domaine de la mort sera vouée à l’échec.
Il faudra donc bien oser revenir sur la légalisation de l’avortement si l’on ne veut pas voir se répandre fort logiquement cette « culture de mort » dont saint Jean Paul II avait su, prophétiquement, dénoncer les sources et les effets.
Pour l’heure, Créon a gagné. Haec est hora vestra et potestas tenebrarum. Sa victoire ne sera toutefois qu’apparente si elle permet de révéler son vrai visage. Créon est non seulement un usurpateur, mais un véritable anarchiste, qui détruit par ses actes l’essence de son propre pouvoir. Car si la loi qu’il édicte apparaît bien comme la source unique de droits subjectifs dès lors largement illusoires, elle est aussi le critère de la légitimité du pouvoir qu’il prétend exercer.
[1] S. Weil, La personne et le sacré, Paris, Payot et Rivages, 2017, p. 28.
[2] Art. L. 1110-5-1 du code de la santé publique.
[3] Discours sur la constitution de la France, 24 avril 1793.