Hormis au sein de quelques cénacles confidentiels du public cultivé, on a, d’une manière générale, oublié jusqu’au nom de Georges Dumézil qu’il ne nous revient pas, ici, de présenter autrement que très brièvement en ses éminentes qualités d’historien, de philologue, de linguiste, de comparatiste ou de mythologue, autant de domaines pleinement et sûrement maîtrisés qui lui permirent de faire une découverte fondamentale et d’en faire l’œuvre de toute une vie.
Dès 1938, en effet, il mit à jour ce qu’il appela l’idéologie tripartie commune à tous les peuples indo-européens, quels que furent les influences qu’ils subirent par ailleurs, au gré de leurs pérégrinations ou de leurs conquêtes. En résumé, nos lointains ancêtres indo-européens, de l’Inde védique, à l’Iran avestique, en passant par la Rome archaïque ou précapitoline ou la Grèce ionienne jusqu’aux mondes celtes ou germano-scandinaves, pensaient la société où ils vivaient comme organisée socialement (le cas de l’Inde des castes) ou structurée mentalement (par un fond légendaire -cas de Rome – ou religieux – cas de l’Iran avesto-mazdéen) autour de la distinction et la hiérarchisation de trois fonctions précises : la première, la souveraineté magico-religieuse ; la deuxième, la force et la violence guerrière ; la troisième, l’abondance et la fécondité.
Depuis lors, les indo-européanistes les plus avertis s’emploient à pérenniser ce champ d’études autant qu’à modifier ou affiner le schéma trifonctionnel dont la perception évolue au hasard des fouilles archéologiques et des progrès de la linguistique, voire, plus récemment, de la paléo-génétique.
Dumézil s’en tenant étroitement aux limites de son domaine de constante, minutieuse et infatigable recherche, s’est toujours refusé à énoncer la moindre extrapolation « paralinguistique » ou « para-mythologique » qui eût pour effet de fragiliser ses travaux – alors d’ailleurs vivement discutés, notamment chez les romanistes – et même de les entacher d’une perte irrémédiable et désastreuse de crédibilité – sur ce point, on renverra à l’ouvrage salutaire de Didier Éribon, Faut-il brûler Dumézil ?, (Flammarion, 1992) narrant par le menu les tentatives ineptes et insanes de démolition d’une œuvre rétrospectivement accusée de sympathies nazies.
Sous cette expresse réserve émise par Dumézil lui-même, il n’est pas interdit, néanmoins, de méditer sur ou à côté de l’œuvre, tant, comme l’observe pertinemment le philosophe Michel Poitevin, celle-ci « contient des philosophèmes qui peuvent enrichir l’anthropologie philosophique » (Dumézil, Ellipses, Paris, 2002). Et d’ajouter : « en nous livrant l’intelligence des structures symboliques des peuples qu’il étudie, Dumézil nous permet d’intérioriser l’héritage indo-européen » et, partant, nous invite à mieux nous connaître nous-mêmes à la lumière d’une contemplation critique et distanciée de nos lointains ancêtres de « l’ultra-histoire ».
Si, depuis longtemps – soit au moins depuis la Révolution française ; pour la période précédente et abolie, nous renvoyons à Georges Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Gallimard, Paris, 1978. – la « vue du monde » de nos contemporains n’est guère plus irriguée, même inconsciemment, par l’idéologie tripartie, cette dernière n’en offre pas moins une grille de lecture structurale des plus pertinentes pour interpréter nos temps actuels, cette fameuse « crise morale » que ne cesse d’évoquer le président de la République, Emmanuel Macron depuis le début de l’année 2019.
Tandis que la valeur explicative des trois fonctions n’acquiert de sens que par l’ordre dans lequel elles apparaissent hiérarchiquement, comme dans leurs rapports entre elles, demeure-t-on frappé par ce fait patent qui caractérise notre postmodernité épuisée mais résiliente : une capitis diminutio de la première fonction, une évaporation de la deuxième et une hypertrophie singulière de la troisième.
La fonction française de souveraineté s’est déplacée vers d’autres lieux, quand son correspondant bivalent, représenté par ce qui reste de la fonction sacerdotale-religieuse (l’Eglise catholique, pour être plus explicite), ne cesse de s’étrécir à proportion des fermetures ou destructions d’églises – sans parler de la crise des vocations. La deuxième n’existe quasiment plus, tant depuis la suppression chiraquienne de la conscription, que par le fait de régulières coupes claires dans le budget de la défense. Notons également que, corrélativement, la violence, naguère monopole de l’autorité légitime encadré par le droit, s’est éparpillée au point de s’insinuer dans toutes les strates de la société (violences intrafamiliales, dans la rue, à l’école, au bureau…). Quant à la troisième, son poids qualitatif est devenu inversement proportionnel à sa masse quantitative. Sa participation aux deux autres fonctions étant devenue bien plus symbolique que réelle, elle aurait compensé cette « privation », par un surinvestissement au sein de son propre champ fonctionnel : explosion de l’industrie du tourisme et du loisir, consumérisme d’addiction soutenu par le crédit renouvelable, hédonisme sexuel coupé de toute préoccupation reproductrice, déspiritualisation (selon un mot emprunté à Georges Bernanos) couplée à une perte de sens de la nature et de ses lois intrinsèques, égotisme narcissique, individualisme affinitaire (communautarisme de dilection sexuelle, raciale ou culturo-religieuse).
Ce changement qualitatif qui affecte les tréfonds de notre antique civilisation se laisse d’autant mieux observer à travers une trifonctionnalité appliquée, que Dumézil a maintes fois insisté sur la nécessité d’éclairer les détails par les ensembles. Chaque fonction (incarnée par un dieu ou son célébrant, dans l’optique dumézilienne) ne se laisse pas étudiée en elle-même, mais se définit par rapport aux autres fonctions ; la présence d’une fonction explique et limite les deux autres fonctions triparties. Cette triade dont les éléments sont interdépendants forme alors un système. Partant, il est loisible de comprendre que la carence ou l’insuffisance d’une fonction engendre un déséquilibre de l’ensemble dont les autres éléments constitutifs ne sortent guère indemnes.
En l’occurrence, la place démesurée occupée par la troisième fonction dans nos sociétés apparaît comme la résultante des faiblesses structurelles inhérentes aux deux autres fonctions de souveraineté et de « force ».
La démarche conservatrice ne doit pas évidemment pas chercher à surdéterminer l’importance de cet instrument trifonctionnel dont l’usage ne s’éclaire que parce qu’il est originellement le produit d’une mentalité propre aux lointains Européens et commune aux premiers Indiens, Perses, Grecs et Romains. Toutefois, le fait même que ce schème affleure encore nos consciences démontre sa persistance entêtée, lors même qu’il serait aujourd’hui ravalé à la plus stricte insignifiance dans la psyché de nos contemporains.
Corde tendue au-dessus du présent, entre le passé et l’avenir, le conservatisme se doit ne pas négliger les murs porteurs de la civilisation dont il doit défendre ce qui vaut, de toujours, pour mieux s’adapter à ce qu’il faut – car il faut vivre avec son temps. Quoi qu’il en soit, et pour paraphraser – en en inversant les termes – une œuvre célèbre de Dumézil, la trajectoire suivie par nos sociétés hyper-festives fait le déshonneur de leurs membres en même temps qu’elle enterre les dieux sous un monceau d’ignorances.