Avec les feuilles mortes et les marrons chauds, le mois d’octobre ramène avec lui son cortège de discussions sur la politique budgétaire de la France. On peut le regretter, car cette « séquence » (comme disent les conseillers en com’) se révèle toujours fertile en approximations et en contre-vérités. Il est vrai qu’en matière budgétaire, le mensonge est de règle. De ce point de vue, sachant que la France n’a pas connu l’équilibre budgétaire depuis 1978, le gouvernement dispose, après 41 ans de pratique, d’une panoplie de faux arguments vraiment impressionnante. Devant ces discussions absconses et ces prévisions obsolètes avant même leur publication, nous éprouvons tous un sentiment de « déjà vu », assez décourageant mais bien compréhensible.
Ce désintérêt est plus que regrettable. D’abord parce que l’approbation du budget demeure historiquement la première raison d’être du Parlement. Ensuite parce qu’un thème nouveau devrait faire son apparition dans les débats des semaines à venir. Il s’agit de l’impact qu’auront les taux d’intérêt négatifs sur nos finances publiques. Ce phénomène est relativement récent. Sous l’effet conjugué du ralentissement de l’inflation et de la politique excessivement accommodante de la BCE, l’Etat est désormais en mesure d’emprunter à moins de 0%. Le taux de marché pour les emprunts obligataires (taux de l’échéance constante à 10 ans) atteignait ainsi -0.20%, au 1er octobre. L’Allemagne ou la Suisse, plus strictes en matière de dépense publique, bénéficient de conditions encore plus favorables (-0.41% pour le Bund allemand, -0.56% pour les emprunts de la Confédération helvétique).
Ce différentiel à l’avantage du Trésor signifie que le gouvernement rend moins à ses créanciers qu’il ne leur a emprunté. On peut donc être certain que les communicants du gouvernement vont nous annoncer triomphalement que l’Etat « s’enrichit en empruntant ». De ce fait, la dette publique cesserait d’être un problème et le meilleur moyen de lutter contre les déficits seraient d’endetter la France le plus largement et le plus rapidement possible afin de bénéficier au mieux des taux d’intérêt négatifs.
Il est important de démêler, dans cette affirmation, ce qui relève du mensonge pur et ce qui trahit une simple ignorance des règles de base de la gestion financière. Commençons par la petite part de vérité qu’on peut trouver dans un argument de ce type. Oui : il est possible de faire apparaître une plus-value comptable lorsqu’on enregistre une dette à taux négatif au bilan de toute entité économique, qu’il s’agisse d’un Etat, d’une entreprise ou d’un ménage. Tout le reste, en revanche, s’apparente à la plus grossière manipulation.
Tout d’abord, il convient de rappeler que le meilleur moyen de mesurer la richesse d’un emprunteur consiste à calculer son actif net, c’est-à-dire la différence entre la valeur des actifs détenus et celle de la dette qui a servi à les financer. Dans le cas de l’Etat, cette mesure n’aurait pas grand sens : on ne peut sérieusement évaluer les actifs de l’Etat ; celui-ci, d’autre part, n’a pas vocation à s’enrichir mais à remplir les missions qui lui sont fixées par la représentation nationale.
Par ailleurs, on ne peut « s’enrichir » qu’en investissant. L’exemple d’une famille nous aidera à comprendre les enjeux de cette situation inédite. Si un ménage s’endette à taux négatif et achète ainsi un bien immobilier dont la valeur reste à peu près stable dans le temps, il est évident que ces conditions de financement avantageuses se traduiront par un enrichissement : il aura été possible d’acquérir pour 98 euros ce qui en vaut 100. En revanche, si l’argent emprunté est dépensé en vacances dispendieuses, en soirées au casino et en substances illégales, on comprend aisément que les taux négatifs ne seront pas d’une grande aide : après avoir dilapidé 100 euros, il faudra toujours en rembourser 98. C’est toute la différence entre un drogué et un bon père (ou une sage mère) de famille.
Auquel de ces deux modèles l’Etat, en France, peut-il être identifié ? L’exposé des motifs du projet de loi de finances permet de s’en faire une idée. En 2020, le gouvernement se flatte de ramener à 93,1 milliards d’euros le déficit de l’Etat (soit un amélioration prévue de 3,2 milliards). Cela signifie que, pour la 42ème année consécutive, l’Etat va vivre très largement au-dessus de ses moyens. Ce déficit devra être financé par l’emprunt, qui permet également de faire face au remboursement des obligations échues durant l’année. Selon le rapport d’activité de l’Agence France Trésor, le montant nominal brut des emprunts émis à moyen et long terme (plus d’un an) en 2018 s’est élevé à 225,4 milliards d’euros. Au passage, on notera que le taux moyen de ces émissions est légèrement positif (0.53% contre 0.65% en 2017) et donc qu’elles entraînent une charge et non un gain. La dette de l’Etat – qui représente la part la plus importante de la dette publique – est donc appelée à augmenter encore l’année prochaine, sachant qu’elle est déjà passée de 1686 à 1836 milliards d’euros entre fin 2017 et aujourd’hui. A ce stade, le bon père de famille commence à avoir des sueurs froides.
Quand on sait que ces 93,1 milliards d’euros de déficit, qui ne seront pas couverts par des recettes fiscales – elles-mêmes en augmentation par rapport à 2019 (291,8 milliards prévus contre 278,1 cette année) – serviront à financer des dépenses telles que : le maintien du régime des intermittents du spectacle, la promotion des transgenres dans l’enseignement primaire ou l’envoi d’un ambassadeur au pays des pingouins (cette fonction stratégique étant actuellement confiée à Ségolène Royal, ne l’oublions pas), il ne semble guère possible de prétendre que nous nous « enrichissons ». Plus qu’à un père de famille habile à emprunter au meilleur tarif, l’Etat, en France, est comparable à un junkie que son dealer accepte, par miracle, de fournir gratuitement. Même si cette situation est appelée à perdurer, on comprend aisément qu’elle ne nous sera pas bénéfique.
Une politique budgétaire authentiquement conservatrice (celle du bon père de famille) supposerait de sabrer les dépenses inutiles pour réduire notre endettement et de ne profiter des taux bas que pour investir. Pour le gouvernement, elle serait moins gratifiante à mettre en œuvre, mais elle serait assurément dans l’intérêt de tous.