Où est passé Bruno Le Maire ? Nous sommes quelques-uns à nous poser cette grave question. Ce n’est pas seulement par compassion pour un homme politique qui semble désormais voué à un quasi-anonymat. C’est aussi parce que tout citoyen est en droit de se demander ce que le gouvernement fait pour résoudre les graves difficultés économiques auxquelles la France est confrontée. Faut-il le rappeler ? Le déficit de l’Etat avoisinera les 100 milliards d’euros en 2020. La dette publique augmente inexorablement (2375,4 milliards d’euros à la fin du 2ème trimestre). Notre déficit commercial se creuse de mois en mois (-59.9 milliards en 2018). La pauvreté progresse (14.7% de la population), alors même que nos dépenses sociales (31.2% du PIB, soit plus de 750 milliards) restent les plus élevées de l’OCDE. M. Le Maire a, comme on dit, du pain sur la planche.
Comme la plupart de nos concitoyens, j’étais convaincu que notre Ministre des Finances travaillait sans relâche à résoudre ces grands problèmes et que c’était là l’explication de son silence. Quelle naïveté ! Bruno Le Maire a des choses bien plus importantes à faire que de maîtriser les dépenses publiques, réduire les freins à l’embauche ou encourager les exportations : il élabore en ce moment un « Pacte productif pour le plein emploi ». Ce vaste programme dédaigne les solutions immédiates : il vise l’année 2025. Sa présentation officielle étant prévue pour le printemps 2020, il s’agit donc d’un plan quinquennal. C’est probablement ce qu’on appelle, en psychologie, le « retour du refoulé ».
Voyons en quoi consiste ce projet, lancé en juin dernier après une concertation avec les syndicats et les régions. Bruno Le Maire avait alors déclaré que le défi était de « faire de la reconquête industrielle un levier majeur de l’atteinte du plein emploi ». La méthode pour y parvenir est loin d’être simple. Pour commencer, le Conseil national de l’industrie – qui a profité de cette occasion pour révéler au monde son existence – a présenté six « thématiques prioritaires ». Ces grands sujets ont été examinés dans le cadre d’une « consultation territoriale auprès des parties prenantes de l’appareil productif ». Les contributions ainsi recueillies ont fait l’objet d’une synthèse réalisée par France Stratégie et rendue publique le 15 octobre dernier. Sur cette base, le Gouvernement a enfin annoncé cinq grandes orientations pour bâtir un nouveau système productif français.
A ce stade, personne n’y comprend déjà plus rien – à moins, bien sûr, d’être Bruno Le Maire. Mais ce n’est pas terminé. Il nous faudra patienter jusqu’à l’année prochaine pour connaître la réponse aux trois interrogations fondamentales que ces consultations tous azimuts sont censées préparer : que produire ? comment produire ? avec qui produire ? On peut se demander s’il n’aurait pas été plus judicieux de commencer par là. Pour répondre à ces questions trop simples, le gouvernement se fait aider par deux des plus célèbres cabinets de conseil en stratégie, McKinsey et Roland Berger. Ceux-ci, dans une improbable fusion du jargon administratif et du Corporate bullshit, nous annoncent déjà une « objectivation du positionnement des acteurs », une « approche holistique mobilisant l’ensemble des leviers d’action » et une « co-construction de stratégies d’accélération intégrées ». Les amateurs apprécieront. Que donnera ce grand cirque technocratique et participatif ? A l’évidence, rien. Pour l’occasion, les directions de Bercy ressortiront quelques mesures qui traînent dans les cartons ; puis tout le monde passera à autre chose.
Sachant que le maintien de notre industrie est un enjeu crucial pour l’avenir, il est extrêmement regrettable que le gouvernement se défausse ainsi d’une de ses responsabilités majeures. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir posé un bon diagnostic. Le Ministre des Finances lui-même est parvenu à la conclusion que « notre économie fait face à un risque de déclassement productif ». De nombreux indices viennent corroborer ce constat : plus d’un million d’emplois industriels ont disparu au cours des vingt dernières années ; la part de l’industrie dans le PIB est plus faible en France (11,9%) qu’en Allemagne (22,9%) ou en Italie (17,6%). Cette baisse de la production industrielle entraîne des conséquences négatives pour l’ensemble de l’économie : contraction de la demande de services aux entreprises, chute des investissements privés en R&D (assurés à 72% par le secteur manufacturier), déficit commercial en constante aggravation.
Face à de tels défis, chacun conviendra qu’il est grand temps d’agir. On préfère nous dire que tous nos maux viennent de ce que « la France n’a pas choisi clairement le modèle productif qu’elle voulait ». Croit-on que l’Allemagne a « choisi » l’automobile et les machines-outils, que, sans son gouvernement, Israël ne serait pas le pays du monde qui compte le plus grand nombre de start-ups par habitant ou que la Confédération helvétique a longuement délibéré avant de décider s’il fallait abriter chez elle les plus grands groupes pharmaceutiques européens ? Un tel manque de bon sens laisse rêveur. Il sert, hélas, de justification aux pires fantasmes étatistes : selon M. Le Maire, la crise actuelle de notre industrie « légitime le rôle de la puissance publique ». Les modèles qu’il se propose de suivre sont l’Allemagne, avec sa New high-tech strategy lancée en 2014, les plans sectoriels mis en place au Royaume-Uni et le plan Made in China 2025. On devine sans peine que le modèle chinois a la préférence de nos experts.
Le problème est plus grave encore : en réalité, la Start-up Nation de M. Macron n’aime pas l’industrie. Son goût pour les deals, contracté à l’époque où il était banquier d’affaires, lui fait préférer les réorganisations spectaculaires à l’humble tâche de soutenir nos entreprises. La vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric, qui s’est soldée par le démantèlement du site industriel de Belfort, nous avait révélé ce penchant dès 2014. Depuis lors, les encouragements apportés à Saint-Gobain en vue de céder les usines Pont-à-Mousson à un groupe chinois ou les projets de découpage du groupe EDF en diverses entités n’ont fait que confirmer cette hypothèse. Et ce n’est pas le projet d’un produit d’épargne « patriotique » destiné à financer les PME, déjà évoqué lors des discussions sur la loi PACTE (quelle passion pour les pactes !), qui suffira à inverser la tendance.
Nous sommes tous d’accord pour défendre ce qui reste de notre industrie, mais on peut douter que le meilleur moyen pour y parvenir soit de rédiger des kilomètres de rapports jamais suivis d’effet. Une note du Conseil d’analyse économique parue en juin dernier[1] dénonce l’absurdité des impôts sur la production. Pourquoi attendre pour remplacer la Contribution sociale de solidarité des sociétés ou la Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, qui représentent une ponction de 17 milliards, par des prélèvements équivalents mais sans incidence négative ? Pourquoi ne pas alléger dès aujourd’hui les réglementations qui brident l’activité industrielle, tout en renforçant drastiquement les contrôles de sécurité sur le terrain ? Si décrié qu’il soit, le conservatisme nous enseigne un principe de politique économique que M. Le Maire se trouverait bien de méditer : la puissance publique n’est jamais aussi utile que lorsqu’elle s’abstient de nuire. Ce qui manque avant tout à nos gouvernants, c’est un peu de bon sens et de modestie.
[1] Philippe Martin, Alain Trannoy, Les impôts sur (ou contre) la production, note du Conseil d’analyse économique, n°53, juin 2019