La vente d’Alstom à General Electric (GE), avec ses conséquences en termes de disponibilité d’éléments nécessaires à notre souveraineté énergétique, et jusqu’à notre force de dissuasion, a conduit à une prise de conscience chez certains politiques, quant à la protection de ce qui peut – et doit – constituer notre Base industrielle et technologique de défense (BITD).
Il s’agit avec cette dernière de prendre en compte de manière globale toutes les industries qui participent à notre défense – et donc à notre souveraineté -, regroupées dans trois axes complémentaires, ou trois cercles concentriques : le premier est celui des industries d’armement proprement dites, le deuxième est composé des industriels qui fournissent les éléments nécessaires au fonctionnement des produits des entreprises du premier cercle, et le troisième est celui des fournisseur d’éléments nécessaires, par exemple, au maintien en condition des personnels qui vont servir les systèmes d’armes.
Mais en dehors de cette structuration et de la volonté de prendre en compte les complémentarités sans lesquelles l’outil de défense n’est effectivement pas opérationnel – ou, au moins, ne dispose pas d’une autonomie d’action -, la BITD permet de mieux comprendre l’imbrication qui existe entre les finalités civiles et militaires de certaines technologies. La recherche et développement engagée dans le cadre militaire a en effet toujours été, en France et ailleurs, un moteur important de nos industries, qui profite largement au monde civil, quand, en sens inverse, les débouchés militaires de certaines technologies développées dans le civil peuvent permettre à des entreprises de trouver un interlocuteur fiable avec lequel elles sont à même d’engager des partenariats sur la longue durée.
Pourtant, et malgré l’inquiétude qui s’est exprimée dans un certain nombre de médias, spécialisés dans le domaine de la défense, mais pas seulement ; malgré la mise en garde au gouvernement émanant de parlementaires appartenant à la commission de la Défense de l’Assemblée nationale – y compris de parlementaires faisant partie de la majorité présidentielle ; malgré même la manifestation symbolique de militants royalistes sur le site de l’opérateur, rien n’y a fait : l’OPA « amicale » du fonds américain Searchlight Capital Partners, lancée en juin sur l’équipementier aéronautique français Latécoère, vient d’aboutir, et le fonds en possède maintenant une large majorité du capital (62,75%).
Plusieurs questions se posent alors. D’abord, pourquoi cet intérêt pour Latécoère, et comment le fonds américain en a-t-il pris le contrôle ? Est-ce ensuite cohérent avec certaines annonces françaises ? Pourquoi enfin le gouvernement d’Emmanuel Macron a-t-il choisi de laisser faire l’opération, s’agit-il d’une simple faiblesse ou ne peut-on y voir aussi un choix délibéré ?
I – Pourquoi Latécoère ?
Latécoère est un équipementier aéronautique fondé en 1917, qui fait partie du patrimoine historique de notre aviation nationale. Pierre-Georges Latécoère (1883-1943) fonda une première usine à Toulouse en 1916 pour fabriquer des parties de fuselage, puis des avions – ce qui sera le début de l’aéronautique toulousaine. Il créa ensuite en 1919 des lignes aériennes de fret et de courrier, les Lignes Aériennes Latécoère, devenues la Compagnie générale d’entreprises aéronautiques en 1921, la Compagnie générale aéropostale en 1927, et regroupées au sein d’Air France en 1933. C’est sur ces lignes, notamment desservies par les hydravions fabriqués par Latécoère, et décrites par l’un de leurs plus célèbres pilotes, Antoine de Saint-Exupéry, que volèrent Jean Mermoz ou Henri Guillaumet.
Après avoir connu des hauts et des bas, Latécoère est repris en mains en 2016 par Yannick Assouad, la seule femme dirigeant une entreprise du secteur de l’aéronautique. Diplômée de l’Institut national des sciences appliquées de Lyon et de l’Illinois Institute of Technology, elle avait travaillé auparavant chez Thomson CSF, Honeywell Aerospace et Zodiac Aerospace, et a été nommée en juillet 2019 vice-présidente du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas).
De nos jours, le groupe Latécoère, toujours basé à Toulouse, représente 5.000 salariés répartis sur une vingtaine de sites dans le monde, dont 3.000 en France. Il est spécialisé dans les aérostructures (éléments de fuselage ou portes), mais aussi dans les systèmes d’interconnexion (câblages ou équipements), un second domaine qui est en pleine croissance (11,3%) et représentait en 2018 41% des 658 millions d’euros de son chiffre d’affaires. Son secteur recherche et développement est par ailleurs de grande qualité, au point d’avoir pu déposer 23 brevets en 2018.
Sous-traitant de rang 1, le groupe fournit des éléments à Airbus, Boeing, Bombardier, Dassault Aviation, Mitsubishi ou Embraer. C’est dans ce cadre que, dans le domaine spécifiquement militaire, Latécoère contribue à la construction de l’avion de transport multi-rôle A400M (systèmes d’interconnexions), au Rafale (éléments de fuselage) et à certains satellites militaires (harnais d’alimentations), en tant que sous-traitant, respectivement, d’Airbus, de Dassault ou du CNES.
Dans le cadre plus spécifique des systèmes d’interconnexion, Latécoère s’est notamment intéressé à la technologie dite du « Light Fidelity », ou LiFi. Il s’agit comme avec la WiFi d’un mode de transmission de données, mais cette fois en utilisant un signal lumineux – généré par des Led. C’est une technologue sur laquelle se penchent actuellement de nombreux groupes mondiaux, l’apport de Latécoère résidant, entre autres, dans sa capacité à l’adapter à l’aéronautique grâce à sa connaissance des câblages (et des écrans, le groupe a ainsi racheté en juillet 2019 Aircraft Cabin Systems (ACS), un fournisseur d’écrans américain). Cette technologie LiFi développée par Latécoère a déjà été testée en partenariat avec Air France, lors d’une compétition… Trackmania en vol, la AirFrance Trackmania Cup, organisée lors du Salon du Bourget 2019 par Air France, Ubisoft, NTWU et Latécoère, et elle a été présentée ensuite à l’APEX EXPO de Los Angeles. La qualité des avancées de Latécoère dans ce domaine est telle que l’entreprise a été sélectionnée pour les Crystal Awards.
Mais l’intérêt de cette technique, 100 fois plus rapide que la WiFi (160 fois même annoncent certains experts), n’est pas seulement de permettre aux passagers des lignes commerciales de jouer en vol plus facilement. Sur le plan de la construction aéronautique, elle permet aussi de réduire le câblage – et donc le poids et la consommation – des aéronefs, en interférant en sus moins avec les autres instruments, et en utilisant une bande passante à la fois gratuite et large. Mais, surtout, la LiFi, qui n’utilise pas on l’a dit le rayonnement électromagnétique, a la particularité d’être indétectable – et donc impossible à pirater – en dehors du spectre lumineux, au-delà de la carlingue de l’appareil – ou d’un mur. C’est dire si les implications de cette technologie dans la transmission de données à très haut débit tout en améliorant la cybersécurité laissent supposer des développements civils, mais aussi militaires. « La transmission de données est sécurisée, car elle ne passe ni les murs ni les carlingues. C’est une compétence cruciale pour la France », expliquait ainsi le député LREM du Finistère Jean-Charles Larsonneur sur BFM Business le 27 novembre.
II – La prise de contrôle américaine.
Le groupe peinant à l’époque à dégager les moyens correspondant à ses ambitions, les fonds anglo-saxons Apollo, CVI Partners et Monarch sont entrés au capital de Latécoère en 2015 – soutenant d’ailleurs ensuite la nomination de l’actuelle directrice-générale. Cette entrée et ses conséquences ne se sont pas faites sans frictions : en mars 2018 ainsi, La Financière de l’Echiquier (LFDE) et Sterling Strategic Value Fund, SICAV-RAIF, deux fonds disposant de 6,47% du capital, ont demandé des modifications du conseil d’administration et « la mise en place d’une meilleure gouvernance agissant dans l’intérêt de la société et de tous les actionnaires ». Mais en avril 2019 les fonds anglo-saxons cèdent leurs parts (26%) à Searchlight Capital Partners. Et ce fonds américain, qui a déjà investi dans ce domaine – il détient ainsi des parts dans le capital de l’un des concurrents de Latécoère, Global Eagle -, lance le 29 juin une OPA « amicale » sur le reste du capital.
Sans surprise, le conseil d’administration s’y montre favorable : il s’agirait pour lui de permettre une croissance qui serait seule à même de défendre la compétitivité de l’entreprise – et l’OPA permet aux actionnaires une prime de 34%. Il n’en va pas de même des syndicats de l’entreprise, qui craignent eux de voir appliqués des plans sociaux comme ceux qu’Alstom a pu connaître et des délocalisations, et la CGT tentera sans succès de faire appel à Bruno Lemaire.
Mais, surtout, il n’en va pas de même de certains parlementaires. Fin novembre en effet, 17 membres de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale (12 LREM, 2 UDI, 2 LR et 1 LFI) demandent au gouvernement de se montrer prudent sur les cessions des sociétés Photonis (spécialisée dans la vision nocturne, mais intervenant aussi pour des composants du laser Megajoule du programme Simulation de la dissuasion nucléaire) et Latécoère.
Selon ces députés, ce dernière groupe relève bien de la procédure de contrôle des investissements étrangers en France (une procédure IEF qui a été mise en place par Arnaud Montebourg), et sa vente à un fonds américain poserait de nombreuses questions « pour la préservation du savoir-faire de la base industrielle et technologique de défense française au moment même où l’on défend le concept d’autonomie stratégique européenne face à l’extra-territorialité du droit américain et la réglementation ITAR » (l’International Traffic in Arms Regulations, ITAR, étant la réglementation américaine sur le trafic d’armes, qui permet de contrôler importations et exportations liées à la défense nationale… US). Pour les parlementaires toujours, Latécoère fait partie des « actifs stratégiques de la France », quand « notre autonomie stratégique repose sur notre aptitude à maîtriser des compétences scientifiques, technologiques et industrielles clés ».
Malgré cela, Searchlight obtient le 29 octobre le feu vert pour son OPA, dans le cadre d’un accord avec Bercy portant effectivement sur les «investissements étrangers en France». Le fonds s’engage dans ce cadre à réserver 10 % au moins du capital et des droits de vote, ainsi qu’un siège d’administrateur, à un actionnaire français « sélectionné avec l’accord préalable de Bercy ». Ce pourrait être le fonds français Tikehau Capital, qui possède déjà 5,28% des parts. Reste peut-être une certaine déception pour Searchlight, qui entendait acquérir les 74% qui lui manquaient et sortir l’entreprise de la cotation – mais il faut pour cela disposer d’au moins 90% du capital et des droits de vote.
Erreur stratégique malencontreuse, ou choix délibéré ? La question peut être posée. Reprenons les éléments qui ont pu pousser à cette vente de Latécoère à un fonds d’investissement américain.
III – Un choix justifié par sa cohérence ?
Première explication à cet accord de cession, le peu d’intérêt qu’il y aurait eu à conserver l’entreprise dans la BITD française, que son départ n’impacterait finalement pas. Rappelons d’abord les caractéristiques de ce domaine si particulier de l’industrie de défense : un milieu industriel encadré par des régimes d’autorisations dans tous les secteurs (développement, production, exportation ou contrôle) ; des débouchés passant essentiellement par des achats étatiques, limités en volume dans un secteur de forte concurrence ; des cycles longs, que ce soit des délais existant entre les débuts des projets et la mise en service des équipements, ou en ce qui concerne la durée de service des équipements ; la nécessité enfin de pouvoir maintenir ces derniers en condition opérationnelle durant tout ce délai de service. Pour cela, la France s’appuie sur quelques grands équipementiers, mais aussi sur un réseau dense de sous-traitants, et le secteur recherche et développement, essentiel pour maintenir des technologies de pointe, s’appuie notamment sur l’imbrication entre militaire et civil.
Si on se limite au domaine dans lequel intervient Latécoère, l’industrie aérospatiale française (200.000 personnes en France dans les domaines civil et militaire, plus de 65 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2018, dont 77% dans le domaine civil) a ainsi ses grands groupes intégrateurs de systèmes dans le domaine de la défense : Dassault Aviation, Airbus, Thales, Safran, auxquels on peut ajouter le missilier MBDA. Les grands projets aéronautiques en cours, pour livraison d’équipements dans l’après 2040, concernent d’abord le système de combat aérien du futur (Scaf), organisé autour de l’aéronef NGF (New Generation Aircraft), qui devrait être boosté par l’Intelligence artificielle (IA) et accompagné de plateformes robotisées, les Remote Carriers – un projet lancé en coopération bilatérale avec l’Allemagne mais que par exemple l’Espagne pourrait rejoindre. Dans le secteur des voilures tournantes, il s’agira sans doute plus d’adaptation d’aéronefs existants (Tigre) ou d’adapter de futurs hélicoptères civils aux demandes spécifiques du monde militaire. Reste, toujours dans le domaine aérien, le problème récurrent des drones, avec un projet d’Eurodrone Male (Moyenne altitude et longue endurance), mis en œuvre en collaboration avec l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, et des études de drones à décollage vertical (projet SDAM). Enfin, la défense aérienne est maintenant aussi spatiale, et TAS (Thales Alenia Space) ou ADS (Airbus Defence and Space) pourront s’appuyer sur le Cnes et ArianeGroup pour explorer le contrôle de l’hypervélocité avec certains planeurs.
Même si, effectivement, Latécoère n’est jamais qu’un sous-traitant, il n’en reste pas moins que le groupe intervient, on l’a vu, sur plusieurs appareils et auprès de plusieurs constructeurs du secteur. Par ailleurs, si, on l’a dit, Latécoère n’est pas la seule entreprise à travailler dans le monde sur la technologie LiFi, il n’en reste pas moins qu’en ce qui concerne son usage en aéronautique embarquée elle est manifestement en pointe, et ce quand, à l’heure où la cybersécurité devient essentielle – le gouvernement et les armées ne cessent de le rappeler – cette technologie peut avoir des implications civiles et militaires capitales pour la préservation de la souveraineté d’un État.
De plus, comme le soulignaient les parlementaires, il y a une contradiction entre, d’un côté, le vœu affiché par la France, comme par d’autres pays, d’échapper à ce droit américain extraterritorial symbolisé par l’ITAR, et, de l’autre, cette vente à un fonds américain d’un équipementier intervenant dans le domaine militaire – et pouvant y intervenir plus encore – et qui dispose de brevets qu’il peut vendre. On rappellera en effet que cette norme ITAR permet aux Etats-Unis d’effectuer des audits mais aussi, éventuellement, de bloquer la vente de produits comportant 25% de technologie américaine, et qu’ils ne s’en privent pas : ils ont par exemple empêché un temps la vente de Rafales français à l’Égypte au motif que certains des missiles utilisés par l’appareil tombaient sous le coup de cette réglementation.
Les explications qui ont pu être données ça et là pour lever les doutes sur ces points, minimisant la place de Latécoère, n’ont guère été convaincantes… et il n’est pas certain que l’État lui-même en ait été convaincu. Deuxième explication alors, celle de l’absence de solutions financières permettant de conserver Latécoère sous contrôle français, quand bien même y aurait-il eu intérêt à le faire.
IV – Un choix justifié par des faiblesses ?
Pour maintenir Latécoère en France, on aurait effet pu envisager une ouverture du capital à des petits porteurs, un rachat par un des grands équipementiers du domaine, Thalès ou Safran par exemple, si ce n’est, pourquoi pas, une nationalisation temporaire. Si l’on peut comprendre que l’État n’ait pas choisi d’intervenir directement, cette impossibilité à agir prouve que le capital-risque a fui la France depuis longtemps, ce qui est sans doute beaucoup plus inquiétant encore. Certes, le pays ne dispose pas de ces rentes, pétrolière et/ou gazière, qui permettent à certains États de créer des fonds souverains, mais la remarque ne vaut pas pour les Etats-Unis, ou c’est bien l’épargne qui nourrit les fonds de capital-risque qui savent intervenir à l’intérieur des frontières comme à l’étranger. Des fonds qui sont d’ailleurs à ce point contrôlés ensuite par les agences étatiques, de défense ou de sécurité, qu’ils finissent par n’en sembler parfois que les faux-nez, et d’autant plus soucieux de collaborer avec ces agences que les strictes réglementations américaines sont d’excellents moyens de pression. En France donc, pour diverses raisons, dont peut-être la fiscalité, c’est bien souvent le vide quand des entreprises veulent lever des fonds pour se développer – même si la récente loi PACTE tente d’aiguiller les assureurs vers cet usage particulier de l’épargne qu’ils ont à gérer.
Des fonds spécialisés existent certes. Tikehau Capital, présent on l’a vu chez Latécoère (5,28% des parts, et il pourrait être celui qui en détiendrait 10%), est un groupe de gestion d’actifs et d’investissement qui gérait 14,8 milliards d’euros d’actifs et disposait de 2,3 milliards d’euros de fonds propres au 30 juin 2018. Dans le domaine de l’aéronautique, il a acquis depuis 2018 comme filiale ACE Management, structuré en trois lignes, Aerofund (aéronautique), Brienne (cybersécurité et défense) et Atalaya (Maritime), et dont les souscripteurs sont, entre autres, Airbus, Safran, ou Thales. ACE intervient justement dans ces interventions de capital-risque, de capital-développement ou de financement d’opérations de consolidation, et déclare, sur son site, viser « les sociétés à forte teneur technologique, en croissance et capables de jouer un rôle structurant sur leur segment d’activité », soit, au moins pour les deux premières formules, des caractéristiques auxquelles il est permis de rattacher Latécoère. De plus, ce groupe était potentiellement concerné non seulement par le fonds Aérofund, mais aussi par Brienne, qui traite de la cybersécurité, « premier fonds français, et l’un des premiers en Europe, à être dédié au secteur de la sécurisation du numérique » selon l’un de ses promoteurs. « Le fonds – ajoutait ce dernier – entend répondre aux besoins en financement des entreprises françaises, européennes ou internationales innovantes qui développent des solutions pour renforcer la cybersécurité. » Mais la LiFi n’entre visiblement pas dans ses priorités…
Restent d’autres structures de soutien, comme la Banque Publique d’Investissement (BPI) France, présidée par la Caisse des dépôts, et dont le but affiché est de soutenir les PME/PMI, les entreprises de taille intermédiaires (ETI) et les entreprises innovantes. Elle prête, garantit des prêts, mais aussi finance et investit, et Arnaud Montebourg… ou Emmanuel Macron ont chacun souhaité la voir intervenir pour venir au secours d’entreprises stratégiques qui seraient menacées. Mais ses caisses sont sans doute vides.
Cette explication de la faiblesse des outils financiers est certes plus plausible que celle du peu d’intérêt stratégique de l’entreprise : on sait que les réserves de l’État sont au plus bas, et que ses ressources, quand elles ne sont pas au service de la dette, ne lui permettent que de justesse d’acheter la paix sociale. C’est effectivement un choix, politique, mais il est permis de se demander si les Français n’auraient pas pensé que leur intérêt national allait plus au soutien à une entreprise dont pouvaient dépendre à terme des pans de leur souveraineté que dans un nouveau tonneau des Danaïdes baptisé « plan-banlieues », ou si quelque argent ne pouvait être trouvé du côté de ces fraudes aux aides sociales dont les services de l’État refusent de communiquer le montant aux parlementaires chargés de mission.
Sinon vides, les caisses n’étaient peut-être pas assez pleines… ou l’on a choisi de ne pas les vider pour conserver Latécoère.
V – Un choix justifié par un projet supranational ?
Le choix gouvernemental n’était pourtant pas sans conséquences politiques. Très rapidement, le président et son gouvernement ne pouvaient ignorer que « l’affaire Latécoère » faisait un certain bruit dans une opinion publique française déjà largement sensibilisée à la vente d’entreprises stratégiques à l’étranger, qu’il s’agisse des conséquences de démantèlements imposés par l’Union européenne ou de nos faiblesses face la volonté clairement affichée par certains États – les États-Unis ici, mais la Chine s’était déjà intéressée il y a quelques années à Latécoère alors en difficulté – de récupérer à bon compte le savoir-faire français et les brevets de nos ingénieurs.
Ces critiques, qui se sont exprimées dans la presse spécialisée mais aussi dans les médias mainstream, renforcées encore par les inquiétudes affichées par des parlementaires appartenant à la majorité présidentielle pourraient sembler fragiliser un gouvernement – et plus encore un Président – qui, sur certains points, jouent volontiers de la posture gaullienne, alors que les Français demandent plus de sécurité dans tous les domaines. Mais ne serviront-elles pas finalement, dûment retournées et correctement utilisées, l’un des axes principaux de la politique d’Emmanuel Macron en matière de défense, son tropisme européen ? « L’Europe seule peut […] assurer une souveraineté réelle, c’est-à-dire notre capacité à exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et nos intérêts », déclarait-il à la Sorbonne en 2017 ; en mars 2019, il disait croire «très profondément à la conjugaison positive de la souveraineté nationale et de la souveraineté européenne» dans le domaine du renseignement ; et en septembre de la même année, il souhaitait que la nouvelle Commission européenne mette en œuvre « un agenda de souveraineté ». On voit clairement la direction dans laquelle le Emmanuel Macron souhaite nous mener.
La politique européenne d’armement, complément logique d’une politique commune de sécurité et de défense, passe par l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAR). Conjointement avec de nombreuses coopérations entreprises, notamment dans le domaine aéronautique (hélicoptères Tigre et NH 90, avion de transport A400M), la France a aussi soutenu la création de l’Agence Européenne de Défense (AED, créée en 2003). Mais le gouvernement veut aller plus loin encore, et dans ce cadre la diplomatie française défend très activement « la nécessité d’un renforcement de la Base industrielle et technologique de défense (BITD) de l’UE, unique garantie de pérennité de l’autonomie industrielle et technologique de l’Union Européenne s’agissant des matériels de défense ».
Or la polémique actuelle sur la cession de Latécoère, née du refus manifesté à haute et intelligible voix par ceux qui se sont inquiétés de la perte de souveraineté qui semblerait en résulter, pourrait en fait permettre de justifier une tout aussi redoutable atteinte à cette même souveraineté nationale : sa dissolution dans une pseudo-souveraineté européenne. Car on voit l’argument que ne manqueront pas d’avancer ceux qui sont favorables à ce choix : puisque, dans notre monde conflictuel, l’existence d’une BITD est une nécessité, et puisque la France n’a pas les moyens de préserver la sienne, comme viendrait de le prouver la cession de Latécoère, la seule solution serait, une fois encore, de « penser Europe ». Et de le faire non plus seulement en organisant des coopérations interétatiques, mais en faisant coordonner la politique des industries de défense par une BITD de l’Union – de cette Union qu’Emmanuel Macron presse dans le même temps de créer une force militaire commune de projection.
Une perspective qui conduit à faire deux remarques. La première est que les expériences passées en matière de coopérations européennes ont parfois laissé un goût amer à certains de nos industriels de la défense et/ou de l’aéronautique. On peut craindre que la France voie une nouvelle fois son industrie se faire dépouiller par des États qui n’ont pas ses scrupules, et qui, derrière un discours europhile de façade, savent fort bien protéger leurs industries nationales.
La seconde est que même si ce n’était pas le cas, et qu’il y avait un semblable transfert de la part de tous les États, il n’en resterait pas moins que, s’il est bien des domaines qui touchent à la souveraineté – de l’agriculture à l’énergie, autour des notions d’indépendance et d’auto-suffisance –, aucun n’est plus important que la capacité d’un État à pouvoir s’armer seul. Cette capacité une fois perdue – sachant combien elle est longue et difficile à retrouver – ce dernier n’est jamais que le vassal de celui qui tient la clef du magasin de munitions…
Curieusement donc, à cause même de sa médiatisation, c’est peut-être à ce nouvel abandon de souveraineté en faveur de l’Union européenne que pourrait contribuer « l’affaire Latécoère ».