Jamais, autant que la nôtre, une civilisation (stade de la déchéance d’une société, selon Oswald Spengler) n’aura été autant saturée par l’écologie, concept fourre-tout mêlant aussi bien l’environnement au sens large, le biotope ou les écosystèmes correspondants que le développement dit « durable » – au prix d’un dévoiement absolu d’une notion empruntée en grande partie au champ économique –, la confusion des deux masquant difficilement le dessein mercantile de cet opportun capitalisme vert – à l’heure où, paradoxalement, le paradigme capitaliste essuie un feu nourri de critiques les plus radicales.
Si l’on s’en tient à l’écologie conçue comme la science (ou le comportement, dans une perspective plus sociologique) qui appréhende le vivant dans sa totalité comme dans ses relations intra-spécifiques et avec son milieu, il est patent qu’une telle approche tendrait à récuser d’emblée son surgeon que l’on appelle l’écologie politique. Celle-ci apparaît d’autant plus aberrante qu’une écologie authentique, pour être parfaitement comprise dans ses finalités, ne peut faire longtemps l’économie d’un recours méthodologique à l’éthologie.
L’éthologie est la science des comportements du vivant (de ethos = mœurs et logos = discours en grec). D’après Konrad Lorenz, prix Nobel de médecine autrichien – qui peut être considéré, avec son co-récipiendaire, Nikolaas Tinbergen, comme l’un des fondateurs de cette discipline – « l’éthologie traite du comportement animal et humain en tant que fonction d’un système. L’existence de ce système et sa forme sont le produit d’un développement historique survenu dans la phylogenèse et l’ontogenèse qui, pour l’homme, s’est aussi déroulé dans l’histoire de la culture » (Les Huit péchés capitaux de notre civilisation, Flammarion, 1973)
A cette aune l’hérédité demeure l’angle mort de l’écologie contemporaine qui s’attache principalement à une analyse prospective des phénomènes naturels observés, accordant très peu d’importance à une réelle anamnèse, à un retour sur soi rétrospectif. Entre le « c’est fichu » et le « c’était mieux avant », reste une zone intermédiaire que l’éthologie nous aide, précisément, à délimiter. Là où les écologistes s’encalminent dans la vision simpliste et inconsidérément distanciée de l’empreinte nocive de l’homme sur une nature reconstruite et mythifiée, l’éthologue se rabattra avec plus de pertinence sur l’irrésistible propension originellement autodestructrice de l’homme, soit la nocivité de ses propres actions et comportements sur lui-même, ce que Konrad Lorenz qualifiera de « mortelle tiédeur » (« wämertod » ou « mort chaude »).
L’impact de l’homme sur la nature doit avant tout s’analyser comme la résultante de postures, d’attitudes, d’options développées par l’homme lui-même sur sa propre nature humaine. L’addiction consumériste, soit la recherche constante et réitérée de plaisirs aussi immédiats qu’éphémères – l’évanescence n’étant, bien souvent, que la conséquence, de l’instantanéité – conduit toujours l’homme à augmenter ses profits – l’usage et l’abus, en toute circonstance, du verbe « profiter », l’illustre, d’ailleurs, de manière symptomatique –, notamment en terme d’espaces. Les prétendues « conquêtes » de l’homme sur la nature ne tendent donc pas à optimiser cette dernière – c’est-à-dire à s’accommoder des contraintes qui lui sont inhérentes, à en prendre son parti en quelque sorte – mais à maximiser les « chances » de la soumettre à ses désirs démiurgiques.
Ici-bas, avec le développement exponentiel des techniques modernes, sommes-nous devenus captifs d’un esprit de jouissance qui a pris le pas sur le sentiment de joie qui culmine toujours après un méritoire effort. Mais, les obstacles à surmonter ont décru à proportion de ce que notre seuil de tolérance à la pénibilité –ou hypersensibilité à la contrainte – a également vertigineusement chuté. Lorsque l’homme préhistorique devait assurer sa subsistance au prix d’efforts et de dangers hors norme, homo consumans, n’éprouve rien de plus que le désagrément systémique de ne pas réussir à stationner son véhicule pour se rendre avec son chariot à jetons au « Black Friday » organisé dans le supermarché situé à deux pas. Or, cette tendance mortifère, l’éthologie nous apprendrait qu’elle prend précisément sa source dans les premiers temps de l’humanité, lors même que nos très lointains ancêtres avaient dû développer des stratégies qui, bien plus tard, sous l’influence des philosophes et des théologiens, seront moralement disqualifiées mais qui, en ces temps reculés, étaient loi d’airain de la plus irréductible nécessité.
L’écologie se trouve incapable d’expliquer un état de fait qui apparaît aujourd’hui, aux yeux de l’éthologue, comme un processus de décadence. Ce fait incoercible de civilisation – dans l’acception spenglenrienne du terme – est d’autant plus occulté qu’il est discrédité, a priori, en tant que jugement moral incompatible avec la conception linéaire du mouvement ascendant et continu du progrès. Mais la morale se trouve pourtant à mille lieux de ce simple diagnostic éclairé par la phylogénèse. Par analogie avec la carcinologie ou science des cancers, la décadence – définie comme une déficience de culture historique associée à une hypertrophie « présentiste » de l’expérience coupée du passé –, s’analyse en une véritable tumeur maligne d’une civilisation en phase régressive – tout comme la cellule cancéreuse revenant à son stade embryonnaire, c’est-à-dire vierge de toute information génétique. Lorenz avait parfaitement mis en évidence la corrélation – inaudible de nos jours, sinon censurée et proscrite car scandaleuse – existant entre « dégradation génétique » et sens esthétique et moral. Ayant rompu tout lien avec la tradition – celle qui postule, à rebours des illusions de l’égalitarisme démocratique, que tout ordre social est hiérarchisé, à commencer par celui de la famille – homo modernus – consomans et festivus – la considère même comme un facteur d’oppression qu’il convient d’éradiquer au nom du progrès. L’auteur de L’Agression notait que « très souvent, en effet, par de mystérieux cheminements, le dérèglement du comportement moral ne conduit pas à la simple absence du sentiment du bien et du bon, mais à une hostilité virulente contre ces valeurs ».
Dès lors, est-ce moins la « planète » – concept par trop général qui est à l’écologie ce que « l’humanité » est au politique – qui est en danger – elle se sortira toujours des plus écrasantes difficultés comme elle le fit il y a 66 millions d’années lors de l’extinction des dinosaures – que l’homme lui-même en péril de planétarisation. A une époque où l’on tresse journellement des odes à la diversité, jamais, sans doute, ce terme n’a-t-il été aussi incroyablement vidé de sa substance sémantique, le mot étant devenu pareil à ces étoiles mortes qui continuent à briller sans rien apporter, ni lumière, ni chaleur. Perdu à lui-même, l’homme moderne tente de se retrouver dans une nature fantasmée. Ce faisant, bâtit-il sur les ruines sablonneuses de son ignorance, oubliant « comme l’a dit justement [Arnold] Gehlen [que] l’homme par sa nature, c’est-à-dire sa phylogenèse, est un être de culture. Autrement dit, poursuit encore Konrad Lorenz, ses impulsions naturelles et leur contrôle conscient, imposé par la société, forment un système unique à l’intérieur duquel ces deux facteurs sont complémentaires ». Ce nouveau naturalisme est une persistance du vieux mythe rousseauiste de l’homme naturellement bon, lequel présuppose nécessairement que la nature est fondamentalement et authentiquement bonne par elle-même. La diversité des espèces organiques est absorbée dans un monisme zoomorphiste tendant à faire de l’homme un animal – voire un végétal – comme les autres – ce qu’il est indubitablement –, lors même que parmi les animaux s’en détache-t-il tant par sa capacité intellectuelle d’abstraction que par la conscience historique de sa liberté. Ce n’est alors pas le moindre des paradoxes progressistes que d’enter l’écologie dans le plus vieil héritage pré-humain de l’homme (son paléo-cortex ou cerveau reptilien, en quelque sorte) en tournant le dos aux acquis de l’anthropologie évolutionniste comme de l’éthologie… A l’évidence, une telle conception réductionniste de l’écologie ôte tout sens à la vie humaine, lui soustrayant jusqu’au sens du tragique qui met en perspective la fragilité de sa condition face à l’inéluctabilité de la mort.