Que Noël soit devenu le fourrier de toutes les débauches mercantiles est, plus qu’une évidence, un lieu commun, une banalité, attristante pour certains, résignée jusqu’à l’indifférence pour le plus grand nombre. Il n’est guère utile de ratiociner sur ce pli irréversible de nos sociétés hypermodernes – soit celles qui ont érigé la modernité en mouvement perpétuel de l’hyper consommation de masse.
La déclinaison d’une telle antienne risque fort de susciter l’ennui, sinon d’exaspérer davantage les âmes enclines au ruminement si l’on ne prend garde qu’aux apparences. Rien ne semble encore perdu si l’on considère quelques constantes qui sont autant de marqueurs symboliques d’un attachement – relatif, car sans doute quelque peu relâché – des Français – et des Européens – à ce moment cyclique de Noël. Bien sûr, sommes-nous désormais à mille lieux de « la tradition des Noëls blancs de neige » poétiquement narrée par Alphonse Daudet dans Les Trois messes basses… D’une part, sans doute, parce qu’il ne neige quasiment plus à l’heure où nos climats se réchaufferaient dangereusement, à en croire les nouveaux oracles, d’autre part, et plus sûrement, parce qu’il ne se transmet plus autre chose que le souci empressé de se procurer, vaille que vaille, le dernier I-Phone sorti l’an dernier, à prix cassé.
Nonobstant, il demeure ancré dans notre plus longue mémoire inaltérée, cet attachement inexpliqué, irraisonné, inconscient, irrépressible aussi, à Noël, fut-il ramené à cet improbable « esprit » au contenu si flou que personne, aujourd’hui, ne s’aviserait, par incompétence ou crainte de n’être plus compris, d’en livrer l’exégèse.
Si Pâques est une fête mobile, celle de Noël reste invariablement fixe. Parce qu’elle entraîne avec elle son fastueux cortège de renaissances et de reviviscences (en sus de l’avènement christique, la promesse du soleil revenant rallonger les jours), elle est l’assurance d’un cycle toujours recommencé. Mieux, elle est le cycle lui-même, cet « anneau de l’Etre et du temps » que martelait Nietzsche dans son Zarathoustra.
Fête européenne par excellence, Noël s’inscrit, au plus loin que l’on puisse remonter dans l’« ultra-histoire » chère au mythologue Georges Dumézil, dans un moment primordial et fondateur, le moment solsticial. Plus longue nuit de l’année, Noël apparaît nimbée d’une indicible aura surnaturelle que le christianisme saura merveilleusement sublimer dans une apothéose joyeuse dont nous éprouvons, chaque année la secrète réminiscence. Là où les rituels des antiques païens autour du Sol Invictus se bornaient à conjurer les peurs les plus mystérieuses, l’avènement de Dieu fait homme les aura irrévocablement abolies.
Est-ce, sans doute, ce subtil alliage des rites les plus anciens avec notre christianisme – jeune seulement de deux millénaires –, qui enflamme nos imaginaires les plus déliés et que la modernité – soucieuse d’encorder ses plus creuses épithètes au sommet de n’importe quel python rocheux de sa rationalité maladive – dénomme à tout bout de champ l’« esprit de Noël ».
Noël se maintient envers et contre tout, en dépit des attaques menées sporadiquement – et parfois avec efficacité – par quelques quarterons de laïcistes obsessionnels.
Certes, on objectera que nos églises se vident à proportion de ce que les centres commerciaux se remplissent et qu’une spiritualité d’origine orientale tend progressivement à combler la déshérence de la religion catholique… Mais Noël se maintient envers et contre tout, en dépit des attaques menées sporadiquement – et parfois avec efficacité – par quelques quarterons de laïcistes obsessionnels. L’exemple récent des crèches désormais prohibées dans l’enceinte des bâtiments publics est assez symptomatique de cet acharnement mortifère à éradiquer toute manifestation extérieure de catholicité la plus enracinée.
Il convient, pourtant, de ne pas oublier que c’est la persistance tenace des anciennes traditions païennes dans nos campagnes qui a conduit l’Eglise, plus efficacement que tous les édits impériaux, à absorber le polythéisme de nos ancêtres en lui conférant un sens singulier en parfaite adéquation avec les textes de l’Ecriture sainte. Dès lors, si Noël apparaît comme une fête inexpugnable traversant les époques avec une inoxydable constance, est-ce précisément parce qu’il se nourrit abondamment aux sources d’une tradition préchrétienne immémoriale. L’étymologie du terme même de « païen » en témoigne : provenant du latin paganus, il est issu du pagus, soit de la campagne, l’habitant du pagus ou « pays » étant le « paysan ». Lorsque l’organisation administrative romaine s’effondrera, les premiers mérovingiens maintiendront sans discussion cet échelon naturel[1] à la tête duquel ils nommeront, parmi leurs compagnons (comites), les plus fidèles, ces comtes (comes) assignés à leur administration.
Par surcroît, il est très révélateur d’une stratégie inhérente à la mission civilisatrice de l’Eglise que celle-ci ait non seulement finit par imposer le principe de l’anniversaire de la naissance du Christ dans toute la chrétienté (d’Orient et d’Occident), mais encore (pour le seul Occident, toutefois), en ait arrêté la date au 25 décembre, jour du Natalis Invictus, la Nativité devant coïncider avec le solstice d’hiver survenant ce jour-là, d’après le calendrier romain. Intégrant la symbolique païenne du Sol Invictus (littéralement « soleil invaincu »), le christianisme en adoubait, en la métabolisant, la symbolique. C’est ainsi, par exemple, que le symbolisme du feu et de la lumière se retrouve dans nombre de fêtes chrétiennes (le cierge pascal, le feu de la Saint-Jean…)
Or, malgré la déchristianisation de notre pays (Bernanos aurais parlé de « déspiritualisation »), est-il remarquable d’observer des survivances rituelles et traditionnelles qui témoignent, qu’on le veuille ou non, d’une empreinte ancienne et profonde de la plus longue mémoire des Européens – qui n’ont pas toujours été, loin de là, des consommateurs branchés.
Aussi, est-ce moins par essence que Noël peut être décrit comme une fête conservatrice que par l’éclatante permanence, en dépit des vicissitudes de notre époque, d’une identité populaire qui ne veut pas se résoudre à mourir. Et puis, comme l’écrit si joliment Denis Tillinac, « chaque Noël, les âmes en herbe – ou en jachère – accèdent à l’innocence, le temps d’une messe de minuit, un peu avant, un peu après. Pas longtemps. Ça ressemble à un mirage ; en vérité, ça relève du miracle ». Et le miracle est bien ce qui perdure dans les cœurs et les esprits…
[1] Le pagus signifiant plus précisément « borne fichée en terre » (de pangere «ficher, enfoncer»), de là « territoire délimité par des bornes, district, circonscription territoriale rurale » (https://www.cnrtl.fr/etymologie/pagus).