Pourquoi ne pas profiter de la baisse historique des taux d’intérêts pour financer les retraites des inactifs ? On pourrait ainsi envisager que les cotisations sociales soient désormais logées dans des comptes de capitalisation et ne servent plus à financer les retraites. Les revenus des inactifs seraient alors couverts par la dette, estime Charles Beigbeder.
Contrairement à ce que disent les manuels de management, il existe des problèmes sans solution. La réforme des retraites en est manifestement un. Ce constat une fois posé, faut-il renoncer pour autant à réfléchir aux moyens qui pourraient permettre à la France d’échapper au dilemme dans lequel elle s’est enfermée au cours des derniers mois ? La réforme actuelle présente deux difficultés inextricables. D’une part, elle doit permettre de compenser les effets du vieillissement de la population ; dans le même temps, elle est censée réaliser un idéal de justice sociale. Envisagé indépendamment l’un de l’autre, chacun de ces objectifs semble déjà presque irréalisable. Leur combinaison nous garantit que le débat sur les retraites ne risque pas de s’éteindre avant de nombreuses années.
La menace que nos dirigeants envisagent avec le plus d’inquiétude est le déséquilibre comptable de notre système. C’est une conséquence inévitable du changement démographique. Ce phénomène transcende la vieille opposition entre systèmes par capitalisation (où chacun épargne pour son propre compte) et systèmes par répartition (où chaque génération finance celle qui l’a précédée avec l’espoir d’obtenir une faveur équivalente de la part de la génération qui suivra). En effet, quel que soit le modèle de protection sociale qu’adopte un pays, ce sont toujours les actifs qui assurent la subsistance des inactifs. Par conséquent, une baisse du nombre d’actifs fait toujours peser une menace sur les transferts de richesse au profit des retraités.
Quel que soit le modèle de protection sociale qu’adopte un pays, ce sont toujours les actifs qui assurent la subsistance des inactifs. Par conséquent, une baisse du nombre d’actifs fait toujours peser une menace sur les transferts de richesse au profit des retraités.
Face à ce danger, le système par capitalisation offre une parade simple : en investissant dans des entreprises cotées partout dans le monde, il est possible de faire travailler au profit de nos retraités les actifs de tous les pays (y compris, bien sûr, des enfants occupés, quinze heures par jour, à coudre des baskets dans des hangars en tôle). Conscientes de ce danger, les institutions de prévoyance ont formulé des règles d’investissement conçues pour répondre aux exigences éthiques de nos sociétés. Cela ne fait qu’accroître le problème financier auquel elles se trouvent structurellement confrontées : celui de la rentabilité des titres dans lesquels les cotisations sont investies. Les taux d’intérêt étant aujourd’hui au plus bas, le capital confié aux entreprises ou aux États se trouve donc mal rémunéré. De plus, les performances éblouissantes des marchés boursiers au cours des dernières années et la montée de nouveaux périls géopolitiques augmentent la probabilité d’une crise financière comparable à celle qui, en 2008, a entraîné l’économie mondiale dans la récession. La capitalisation n’est donc pas dépourvue de risques. Dans la mesure où ces risques ne sont pas inhérents au système, les institutions de prévoyance ont toutefois développé des méthodes permettant de limiter leur impact sur le montant des pensions servies aux retraités.
En comparaison, notre sacro-saint système par répartition souffre de faiblesses bien plus préoccupantes. Le fait d’être voué à un effondrement inéluctable, sous l’influence conjuguée de la dénatalité et de l’accroissement de l’espérance de vie, n’est pas la pire. C’est l’idéal de la « solidarité » qui, plus sûrement encore, condamne notre assurance-vieillesse à la faillite, car il empêchera toujours de répartir de manière satisfaisante les charges qui en découlent. De par sa conception, le modèle français assure en effet des transferts qui vont bien au-delà de la simple prise en compte de spécificités individuelles (familles nombreuses, invalidité, périodes de chômage ou de maladie). On garantit ainsi à certaines catégories, sur la base de critères très largement subjectifs (existe-t-il une définition universelle de la « pénibilité » ?), un niveau de revenu supérieur à la somme actualisée de leurs cotisations. Pour réveiller de vieilles rancœurs et relancer leurs ventes, les magazines d’information ne manquent jamais de publier de temps à autre un numéro spécial sur ce thème. Il est vrai que les anecdotes pullulent. Cependant, les explications d’ensemble font trop souvent défaut, car cet état de fait résulte d’abord de choix politiques.
De par sa conception, le modèle français assure en effet des transferts qui vont bien au-delà de la simple prise en compte de spécificités individuelles. On garantit ainsi à certaines catégories, sur la base de critères très largement subjectifs, un niveau de revenu supérieur à la somme actualisée de leurs cotisations.
L’existence de ces privilèges coûteux n’est rendue possible que par le caractère universel de notre système, c’est-à-dire par le fait que l’assurance-vieillesse prélève des cotisations sur l’ensemble des revenus des actifs et, en conséquence, fournit des prestations qui constituent en général le seul revenu des retraités. Dans les périodes où les cotisants sont largement plus nombreux que les pensionnés (comme ce fut le cas durant les Trente Glorieuses), cette façon de faire présente l’avantage de rendre les transferts de solidarité totalement indolores. En revanche, dès que le rapport entre cotisants et retraités se dégrade, le principe suivant lequel on ponctionne l’intégralité des revenus pour redistribuer l’intégralité des pensions devient beaucoup plus difficile à accepter. Or, le vieillissement de la population va inéluctablement imposer aux actifs des ponctions supplémentaires, en même temps que des baisses de revenu aux retraités. La solidarité devient dès lors difficile à justifier.
Notre système universel se trouvera donc de plus en plus contesté. Face au défi démographique, le consentement de tous est plus nécessaire que jamais. On l’obtiendrait plus facilement en distinguant clairement ce qui relève de l’épargne individuelle de ce qui relève de la solidarité. Dans un schéma de ce type, il est indifférent que notre épargne-retraite soit gérée par une autorité publique ou privée. Si, après avoir reçu un mandat clair des pouvoirs publics, Blackrock fournit aux citoyens français une assurance-vieillesse de qualité, à un coût moindre que la Sécu, où est le problème ? Mais, dans tous les cas, il appartient nécessairement à la représentation nationale de fixer l’ampleur des transferts au profit des catégories jugées méritantes (femmes aux foyers, infirmières ou sénateurs, selon les préférences).
Malgré les avantages qu’il présente, ce modèle ne pourrait toutefois être adopté par la France sans d’immenses difficultés. En effet, pour passer d’un système universel par répartition à un système combinant épargne individuelle et solidarité, une période de transition est nécessaire. Durant cette période, les retraités perdent leurs revenus (jusqu’alors financés par les cotisations) et les actifs les plus âgés voient leurs droits à la retraite purement et simplement annulés. À première vue, il semble fort improbable qu’un gouvernement puisse envisager un pareil suicide politique. Pourtant, cette solution garantirait une véritable transparence, ce qui n’est pas un mince avantage quand on voit qu’Édouard Philippe et ses ministres, en essayant de faire passer des ajustements comptables sous prétexte d’une plus grande égalité, n’ont réussi qu’à susciter la révolte des nantis du système (régimes spéciaux) et la méfiance des autres salariés.
D’autres voies ont été explorées ailleurs et, pour certaines, évoquées durant les débats qui ont agité l’opinion publique depuis ces derniers mois. Avant sa piteuse démission, M. Delevoye avait ainsi suggéré de rétablir l’équilibre du système grâce à l’immigration. Inutile de s’attarder sur cette idée, qui ne résout pas le problème démographique et en crée bien d’autres. Il serait plus pertinent sur le plan économique – et socialement plus responsable – d’encourager la natalité, ce qui, hélas, ne semble pas faire partie des priorités du gouvernement. La logique voudrait également que l’on cherche à agir sur les données économiques de l’équation. N’oublions pas que c’est la quantité de richesses produites (et pas le nombre des actifs) qui garantit la pérennité d’un système de protection sociale. Précurseur en ce domaine, le Japon a ainsi choisi d’investir dans la productivité de son économie, s’assurant une avance décisive dans le domaine de la robotisation. Les solutions de ce type – tout comme les politiques en faveur de la natalité – souffrent cependant d’un défaut majeur : leurs effets ne se font sentir qu’à long terme.
Faut-il donc renoncer à améliorer notre système de retraite et se contenter, comme le fait le gouvernement, de quelques ajustements comptables pour retarder son effondrement ? Dans ce cas, il ne fallait pas faire de cette réforme un enjeu politique majeur et prendre le risque de soulever tout un pays pour un problème qu’on ne peut résoudre. Une communication ciblée sur le seul allongement de la durée de cotisation, accompagné de mesures destinées à encourager l’emploi des plus de 55 ans, aurait plus facilement emporté la conviction des Français que cette réforme nébuleuse et mal ficelée. Même le Conseil d’Etat, pourtant peu enclin à percevoir les faiblesses du gouvernement, s’est senti obligé de réclamer que le projet de loi soit réécrit. Puisque nous en sommes arrivés à un tel degré d’exaspération de l’opinion, pourquoi ne pas envisager une solution qu’on qualifierait, en langue macronienne, de « disruptive » mais qui pourrait s’avérer salutaire ?
Seule l’instauration d’un mécanisme individuel d’épargne-retraite, doublée d’une politique de solidarité indépendante et financée par l’impôt, permettrait aux Français de retrouver confiance dans notre système.
Seule l’instauration d’un mécanisme individuel d’épargne-retraite, doublée d’une politique de solidarité indépendante et financée par l’impôt, permettrait aux Français de retrouver confiance dans notre système. C’est la période de transition qui empêche cette transformation. À l’heure actuelle, les taux d’intérêts de la dette publique sont nuls voire négatifs (-0,33% à 5 ans ; +0,04% à 10 ans). Pourquoi ne pas profiter de cette opportunité historique pour réaliser cette transformation que tous croient impossible ? On pourrait ainsi envisager que les cotisations sociales soient désormais logées dans des comptes de capitalisation et ne servent plus à financer les retraites. Les revenus des inactifs seraient alors couverts par la dette. À l’échelle macroéconomique, ce transfert est globalement neutre (les coûts additionnels du système de retraite étant de toute façon financés par des prélèvements supplémentaires). En revanche, les contribuables verront la hausse de la fiscalité compensée par la constitution d’une épargne bien réelle en vue de leur retraite. Comme on le constate dans les pays qui ont opté pour la capitalisation, cette épargne pourrait en outre être investie dans les entreprises françaises et donc soutenir la croissance de notre économie. Sur le plan comptable, les actifs détenus au titre de l’assurance-vieillesse viendraient donc équilibrer la dette supplémentaire.
Avec une solution de ce type, il est permis d’espérer que les Français s’unissent dans un grand effort collectif destiné à sauver nos retraites et à instaurer un système dans lequel chacun pourrait avoir confiance. Puisque nous devrons dans tous les cas faire des sacrifices, faisons en sorte que ce soit une bonne fois pour toutes et de façon à assurer véritablement la pérennité de notre modèle.