Le Pont-Neuf a interrogé Max-Erwann Gastineau au sujet de son ouvrage Le Nouveau procès de l’Est paru aux éditions du Cerf en septembre 2019. Alors que le PPE a renouvelé il y a quelques jours la suspension du Fidesz, il s’interroge sur l’origine et la signification de l’illibéralisme de Viktor Orbán, qui reste mal compris et caricaturé en Europe occidentale. Première partie de l’entretien.
Votre livre s’ouvre sur la convocation de Viktor Orbán, à Strasbourg, en 2018. Les députés européens lui reprochent des atteintes répétées à l’État de droit en Hongrie. Or, vous nuancez le rapport automatique que nous instituons entre démocratie et libéralisme. Pouvez-vous l’expliciter ?
Petite précision pour commencer : Orbán n’a pas été convoqué à Strasbourg. Il s’est de lui-même rendu dans la capitale européenne pour défendre sa politique, mise en accusation par un rapport de la députée écologiste Judith Sargentini, à l’origine du déclenchement de la procédure de sanction prévue à l’article 7 du traité de l’Union européenne en cas de « violation des valeurs européennes ». Ce point est important, car Orbán n’a jamais reconnu la démarche de l’élue hollandaise ; une conception plus idéologique que juridique de l’État de droit que ce rapport, d’après lui, révèle.
Un point qui me ramène à votre question. Le libéralisme naît en réaction aux guerres de Religion qui ont ensanglanté l’Europe au XVIème siècle. Face à la nécessité de trouver les clés d’un système politique à même d’écarter l’option de la guerre civile comme solution naturelle au règlement des conflits, de brillants esprits, tels Thomas Hobbes, vont assigner un rôle central à l’Etat : demeurer neutre, axiologiquement neutre. Les sociétés étant par essence composites et le matériau humain intrinsèquement inflammable, l’État doit se désengager du terrain des valeurs, renoncer à gouverner au nom du bien ou d’une morale supérieure… Son but sera plus modeste mais non moins essentiel : veiller à la coexistence pacifique des différences et des différends.
L’État doit se désengager du terrain des valeurs, renoncer à gouverner au nom du bien ou d’une morale supérieure… Son but sera plus modeste mais non moins essentiel : veiller à la coexistence pacifique des différences et des différends.
Après le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, cette injection libérale faite à l’État va passer de la théorie à la pratique. L’État de droit s’affirme, instaurant le primat du juridique sur le politique ; du droit – gardien des libertés fondamentales – sur la loi – expression de la volonté générale. Dans toutes les constitutions européennes, les limites constitutionnelles sont renforcées. Les droits de l’homme deviennent un référent incontournable ; les passions populaires, l’identité nationale, le pouvoir de la majorité, l’autorité de l’Etat deviennent les divers fragments d’un champ lexical honni, renvoyant aux heures les plus sombres de notre histoire.
La consolidation des droits de l’homme, leur sécularisation – sous l’absolution des prétoires – en « droits fondamentaux » est le grand acquis des dernières décennies. Mais ils ne forment pas le tout de notre existence collective. Nos démocraties ne sont pas que des entités juridiques ou des constructions théoriques. Elles sont aussi l’expression d’un terreau historique, l’accouchement d’une certaine manière d’être-au-monde. Les citoyens ne sont pas que des individus titulaires de droits que le Droit protège et étend. Ils sont aussi des héritiers, les membres d’une collectivité humaine particulière, structurée par des mœurs et des valeurs collectives, juges et gardiennes du bien commun.
Les citoyens ne sont pas que des individus titulaires de droits que le Droit protège et étend. Ils sont aussi des héritiers, les membres d’une collectivité humaine particulière, structurée par des mœurs et des valeurs collectives, juges et gardiennes du bien commun.
Si la démocratie ne saurait exister sans un État de droit, sous peine de verser dans la tyrannie de la majorité, elle n’est pas réductible aux contre-pouvoirs qui visent à limiter le champ d’action légitime du politique. La démocratie est aussi un régime de décision, légitimé par l’onction du suffrage populaire ; un ordre politique qui donne à la cité – et au peuple qui la fonde – la capacité d’agir, de défendre ses valeurs, de faire valoir ses intérêts… bref, d’être libre de se choisir un destin. Comme écrivait Raymond Aron, « le vrai citoyen veut choisir des chefs, non les enchaîner par le soupçon perpétuel. Il veut la grandeur de la nation, en même temps que la sécurité personnelle. Il veut des pouvoirs légitimes mais capables d’action. Le citoyen ne s’accomplit pas dans la lutte contre les pouvoirs, mais dans une libre adhésion à la communauté. »
Attachés à l’autonomie de chacun, nous oublions que la démocratie vise aussi à accroître l’autonomie de tous. C’est ce qui m’intéresse chez Viktor Orbán, qui développe dans de nombreux discours une véritable critique démocratique du libéralisme, assez peu présente à l’Ouest. « La démocratie libérale s’est transmuée pour devenir une « non-démocratie libérale », affirma-t-il en juillet 2018, Université d’été de Bálványos. Cela veut dire qu’en Occident il y a le libéralisme, mais pas la démocratie » ; il y a le droit et les libertés individuelles, mais pas la démocratie au sens de ce régime à travers lequel un peuple conserve l’active maîtrise de ses lois.
Vous dites que le modèle de la démocratie illibérale a été pensé et mis en place par Viktor Orbán, en Hongrie. Pouvez-vous nous raconter le contexte de son arrivée au pouvoir, ainsi que la façon dont il a mis en place ce régime ?
Au lendemain de la chute du Mur de Berlin, la démocratie s’installe en Hongrie. L’ouverture se veut pleine de promesses. Les capitaux affluent. Après 40 ans de communisme, l’heure est au laissez-faire économique. Nombre d’entreprises passent sous contrôle étranger, en particulier allemand. Progressivement, les Hongrois se rendent compte que la tutelle soviétique a été remplacée par celle du Marché. Naît un fort désir d’autonomie et de reprise en main du destin national. Dès les années 1990, Viktor Orbán incarne cette volonté. Mais il faudra attendre la crise de 2008 (bien plus rude en Hongrie qu’en France) et la grande victoire électorale des conservateurs du Fidesz en 2010 pour le voir passer de la théorie à la pratique.
Les premières mesures de l’ère illibérale visent la « magyarisation » de l’économie, la constitution d’une classe de capitalistes nationaux, la nationalisation d’entreprises stratégiques – dans les secteurs de l’eau et de l’énergie par exemple – la taxation des grandes banques, la baisse du taux directeur de la banque centrale… un ensemble de mesures peu orthodoxes mais qui vont très vite porter leurs fruits. En 2013, la Hongrie rembourse par anticipation le prêt que lui a accordé le FMI en 2008.
Les premières mesures de l’ère illibérale visent la « magyarisation » de l’économie, la constitution d’une classe de capitalistes nationaux, la nationalisation d’entreprises stratégiques, la taxation des grandes banques, la baisse du taux directeur de la banque centrale… un ensemble de mesures peu orthodoxes mais qui vont très vite porter leurs fruits.
Les premières mesures de l’ère illibérale visent aussi l’ordre constitutionnel. En 2011, Viktor Orbán lance une grande consultation nationale pour demander aux citoyens hongrois de se prononcer sur le contenu de leur future constitution. Douze questions sont posées. Elles nourrissent le projet de réforme qui sera voté par le Parlement en avril 2011 et prévoit le réancrage de la Hongrie sur des bases nationales et chrétiennes.
Sur le plan judiciaire, le chef du gouvernement hongrois limite la compétence de la Cour suprême aux aspects de procédure et non de fond. « Son rôle est d’interpréter la Constitution, pas de la créer », résume László Trócsányi, ministre de la Justice de 2014 à 2019. Injonction faite à la Cour suprême qui ne peut être comprise si l’on omet le fait que la démocratie hongroise a fonctionné entre 1990 et 2012 avec une « Constitution invisible », élaborée à partir de la seule jurisprudence des juges constitutionnels.
Sur ce plan-là comme sur le plan économique, les conservateurs ont cherché à « reprendre le contrôle ». Non pour mettre fin à l’État de droit (les libertés publiques sont consacrées dans la nouvelle constitution), mais pour rappeler que le contenu des lois est déterminé par le peuple – par l’intermédiaire de ses représentants – et par lui seul. Le juge doit rester la bouche de la loi. Il ne peut, au nom de l’État de droit, faire la loi. Prenons un exemple. En 2013, le mariage homosexuel a été légalisé au Brésil suite à une décision de justice, sans que ce sujet n’ait au préalable fait l’objet d’un débat et d’un vote au Parlement de Brasilia. Une décision révélatrice, selon le juriste Ran Hirschl, de la transformation des démocraties occidentales en « juristocraties » ; régimes reposant sur la toute-puissance des cours constitutionnelles dans le processus d’édification des normes collectives.
Le préambule de la Constitution insiste sur la nécessité d’entretenir les « fiertés hongroises ». Il est le produit d’une conviction ; du besoin pour la Hongrie d’un « renouvellement spirituel et intellectuel » après « les orages du siècle dernier ».
Le dernier volet de l’illibéralisme hongrois est d’ordre culturel, voire civilisationnel. Le préambule de la Constitution insiste sur la nécessité d’entretenir les « fiertés hongroises ». Il est le produit d’une conviction ; du besoin pour la Hongrie d’un « renouvellement spirituel et intellectuel » après « les orages du siècle dernier ». Conviction que l’on retrouve dans l’attention portée à la nature de l’enseignement à l’école, où l’idéologie LGBT est proscrite et l’Église invitée à s’investir.