Le Pont-Neuf a interrogé Max-Erwann Gastineau au sujet de son ouvrage Le Nouveau procès de l’Est paru aux éditions du Cerf en septembre 2019. Alors que le PPE a renouvelé il y a quelques jours la suspension du Fidesz, il s’interroge sur l’origine et la signification de l’illibéralisme de Viktor Orbán, qui reste mal compris et caricaturé en Europe occidentale. Deuxième partie de l’entretien.
Vous décrivez le malentendu de 1968, à partir duquel les mots n’ont plus eu le même sens à l’Est et à l’Ouest, provoquant cette incompréhension essentielle qui nous divise aujourd’hui. Quel est le substrat historique et culturel qui explique ces divergences ?
Le Mai 68 français comme le Mai 68 centre-européen, marqué par le Printemps de Prague en Tchécoslovaquie, ont tous deux été menés au nom de la Liberté. Mais une liberté qui renvoya, de part et d’autre du rideau de fer, à des finalités différentes, elles-mêmes produit de l’histoire.
Les pays du centre de l’Europe sont des petites nations, qui ont à maintes reprises été dominées par des empires (ottoman, autrichien, allemand, russe…). Sous le joug de puissances tutélaires, ces pays ont fait l’expérience, comme aucun autre à l’Ouest, de la fragilité de la nation, de la culture… Ils sont donc particulièrement sensibles à leur préservation. Le Printemps de Prague l’illustre. Ce dernier fut une réaction de survie face aux velléités transformatrices d’homo sovieticus. Les manifestants de Prague voulaient préserver leur culture, défendre leurs traditions, leur langue, le christianisme, contre la tyrannie idéologique communiste qui imposait une rupture avec le passé.
Les pays du centre de l’Europe sont des petites nations, qui ont à maintes reprises été dominées par des empires.
Les démocraties de l’Ouest, telles que l’Angleterre, l’Allemagne et la France, ne connaissent pas ce sentiment de fragilité. À l’Ouest, Mai 68 a été marqué par une opposition à ce qui existait, un désir de désaffiliation, une volonté de déconstruction. « Si en France ou en Angleterre toutes les revues disparaissaient, personne ne s’en apercevrait, même pas leurs éditeurs. Car la culture a déjà cédé sa place », écrit Milan Kundera dans Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale (1984) où l’écrivain franco-tchèque revient sur la nature des révoltes centre-européennes et ce qu’elles ont « de conservateur, je dirais presque d’anachronique : elles tentent désespérément de restaurer le passé, le temps passé de la culture, le temps passé des Temps modernes, parce que seulement dans cette époque-là, seulement dans le monde qui garde une dimension culturelle, l’Europe centrale peut encore défendre son identité, peut encore être perçue telle qu’elle est ».
Le clivage philosophique entre les deux Mai nous poursuit et explique les désaccords contemporains sur la manière de concevoir la culture et le projet européens.
Quel est le point de rupture entre la Hongrie, et plus généralement les pays du groupe de Višegrad, et l’Union Européenne ?
Dès 2010, des tensions se font jour autour de la Hongrie. Mais le vrai point de rupture est indéniablement la crise migratoire de 2015. Cet évènement a sonné le glas de nos illusions sur le fossé qui sépare l’Est et l’Ouest. Au nom des droits de l’homme, des valeurs de tolérance et d’ouverture, l’Ouest a vécu cette crise sous le prisme de l’humanitaire. Au contraire des pays d’Europe centrale, attachés à leur relative homogénéité culturelle, qui y ont vu un péril, une menace.
Les Hongrois ont vu arriver avec effroi la vague migratoire qui se dirigeait vers l’Allemagne. Les souvenirs des invasions ottomanes ont refait surface. Orbán a pris la tête de l’opposition à l’islamisation de l’Europe. Pour les États du groupe de Višegrad, les pays de l’Ouest, multiculturels, font figure de repoussoirs. Le climat politique est devenu extrêmement polarisé. On est pour la protection de la nation, et donc contre l’immigration, ou pour l’ »ouverture », et donc accusé de trahison.
La mise sous tension de la société hongroise depuis 2015 explique la bataille culturelle que mène Orbán face aux ONG et autres fondations étrangères, comme la puissante fondation « Open Society » de Georges Soros, qui ont joué un grand rôle, au lendemain de la Chute du Mur, dans la « libéralisation » de l’Europe centrale.
Pour Orbán, les choses sont claires : la survie de la Hongrie est en jeu. Si elle veut se perpétuer dans son être, la Hongrie doit renforcer ses défenses immunitaires, s’installer dans une « époque nouvelle », faite de « convictions collectives » et de « coutumes sociales » inspirées du Christianisme, valorisant la famille et la nation, qui « n’est pas un agrégat d’individus, mais une communauté qu’il nous faut organiser, fortifier et aussi élever ».
Concernant la France, vous dites que son rapport à la nation n’a pas toujours reposé sur des grands principes universels dérivés des droits de l’homme ; que sa « vocation » a aussi su se marier avec la « tradition ».
Le sentiment national français naît au Moyen-Âge. La France se vit alors comme le pays le plus chrétien parmi les chrétiens, un hexagone aux contours finis et appelé à répliquer l’onction divine qui, depuis Clovis, l’élève au rang de nouvel Israël. Avec la Révolution, le rapport de la France à elle-même évolue. S’affirme un nationalisme sans territoire ; un messianisme fondé sur l’idée de fraternité. Ce nationalisme sorti de son lit national, c’est celui qui, avec Robespierre, proclame que tout homme oppressé dans le monde est français. Il est celui qui, avec Victor Hugo, marque le génie national du sceau de l’universel : « Ô France, adieu ! tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. (…). Résigne-toi à ton immensité. (…) Subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie, et, de même qu’Athènes est devenue la Grèce, de même que Rome est devenue la chrétienté, toi, France, deviens le monde. »
Ce nationalisme sorti de son lit national, c’est celui qui, avec Robespierre, proclame que tout homme oppressé dans le monde est français.
Dans une France dominante et conquérante, cet appel hugolien à l’élévation par l’évaporation pouvait nourrir le sentiment d’une certaine particularité, sinon d’une supériorité nationale. Mais dans une France dominée et affaiblie, lasse d’assumer ses responsabilités, convaincue que son tour est passé, que les horreurs des siècles derniers ont laissé une trace indélébile sur son histoire, cela change tout. Il devient un poids trop lourd à assumer, entretenant une forme d’auto-flagellation permanente, une mésestime de soi, un affadissement du sentiment national accroissant l’impuissance collective dont il est lui-même à l’origine….
Cet affadissement, de Gaulle le craignait plus que toute autre chose. Il savait la France fragile, menacée de disparation. Il savait que la France, pour continuer d’exister, devait se libérer des chimères qui « l’empêchent d’être la France ». Et qu’était la France pour de Gaulle ? « Plus que les Français du moment » ; « l’âme de la Chrétienté, disons aujourd’hui de la civilisation européenne. (…) J’ai tout fait pour la ressusciter » ; tout, confia-t-il à Malraux dans Les chênes qu’on abat, pour réveiller le sentiment national français, redonner une fierté, un souffle spirituel à la France… avant de conclure, désabusé : « Dans la première civilisation sans foi, la nation peut gagner du temps (…). Je veux bien qu’une civilisation soit sans foi, mais je voudrais savoir ce qu’elle met à la place, consciemment ou non. » Que mettons-nous, qu’avons-nous mis à la place ? Le projet européen. C’est notre dernier grand projet. Et donc nous nous y accrochons… Mais à quel prix ? Sommes-nous prêts à renoncer à tout ancrage national, à nous dissoudre dans le juridisme de Bruxelles, à troquer notre légendaire impétuosité pour les « illusions de l’école supranationale », que de Gaulle décrivait comme une perversion de l’esprit et de l’universalisme français ?
Vous brossez le tableau de deux mondes aux principes antagonistes. Y a-t-il cependant des raisons d’espérer une meilleure compréhension mutuelle ?
Pour dialoguer, il faut être deux ; partir du principe que mon interlocuteur peut avoir des choses à m’apporter. Orbán est venu en octobre dernier à Paris rencontrer Emmanuel Macron, appelant sur le perron de l’Elysée l’Ouest à prendre acte de ce qui le sépare de l’Est. L’Europe ne consolidera pas son unité en méprisant une partie d’elle-même.
Est et Ouest ne sont pas les héritiers de la même histoire, des mêmes traumatismes, mais ont en commun des siècles d’interaction dans le domaine littéraire, artistique, scientifique, religieux, politique.
Est et Ouest ne sont pas les héritiers de la même histoire, des mêmes traumatismes, mais ont en commun des siècles d’interaction dans le domaine littéraire, artistique, scientifique, religieux, politique… Ce « commun » sera-t-il le ferment d’une Europe recomposée, redonnant place aux nations, à l’énergie sociale et culturelle qui en émanent pour remembrer « cette forme sans contenu » qu’est devenue, pour Orbán, l’Union européenne ? Ou sera-t-il projeté dans la réification de principes juridiques uniformisateurs, fer de lance d’une « Europe impériale » ? De la nature du projet européen dépendra le devenir de la fracture Est-Ouest.