En avril 2019, le président de la République, essayant de calmer la contestation qu’incarne la crise des Gilets jaunes, annonce son intention de mettre fin aux grands corps et de supprimer l’ENA « pour bâtir quelque chose qui fonctionne mieux ». Ironie de la situation Emmanuel Macron, pur produit du système de l’ENA et des grands corps, passé dans la banque quatre ans après la fin de sa scolarité, déclare en souhaiter la suppression tandis que le directeur de l’école, le professeur de droit Patrick Gérard, qui n’est pas énarque, fait justement remarquer que les défauts ne viennent pas tant de l’institution elle-même que des conditions de son recrutement et de la formation des élèves.
Frédéric Thiriez, énarque passé lui aussi dans le privé – avocat et, pendant quatorze ans, président de la Ligue de football professionnel -, est chargé à sa demande de rendre un rapport sur la formation des hauts fonctionnaires. La publication, initialement prévue en novembre, ne cesse d’en être reportée bien que quelques hypothétiques grandes lignes en soient annoncées par la presse : 1° introduire une discrimination positive lors du recrutement au profit des candidats de milieux défavorisés, alors que l’inégalité dénoncée vient de l’écart grandissant entre le niveau scolaire des élèves issus de milieux privilégiés (tels Emmanuel Macron élevé chez les jésuites puis au prestigieux lycée Henri IV) et celui des autres. Autrement dit, on réforme l’entrée dans les grandes écoles au lieu de réformer le système scolaire. C’est la solution faussement égalitaire introduite à Science Po Paris qui a eu pour principal effet d’exclure les bons candidats issus des classes moyennes qui, eux, ne bénéficient d’aucun avantage ; 2° instaurer un tronc commun avec l’Ecole nationale de la magistrature comme si associer deux formations en difficulté pouvait aboutir à un succès ; 3° supprimer le classement de sortie et la « botte » par un recrutement direct, solution, en usage jusqu’à la création de l’ENA, mais qui risque de favoriser le copinage au détriment des candidats qui n’auront pas cultivé de relations utiles ou sacrifié aux idées à la mode ; 4° s’inspirer de l’armée. D’abord, en faisant effectuer aux élèves un mois de formation militaire et un mois d’encadrement des « appelés » du Service national universel. Ensuite, en instaurant l’équivalent d’une « école de guerre » à destination des très hauts fonctionnaires. Or, le concours d’entrée à l’Ecole de guerre désavantage les titulaires de postes très opérationnels qui ont peu de temps pour le préparer. Ce désavantage reste relatif dans l’armée, où tous les candidats potentiels occupent des postes chronophages. Il serait beaucoup plus sérieux dans la haute administration où des positions confortables (disponibilité, hors cadre etc.) permettent de bachoter tranquillement. Mais c’est la formation initiale qui étonne : d’une part, en un mois, on ne forme pas un cadre de l’armée, on donne à peine une instruction de base ; d’autre part, on ne confie pas des adolescents (du SNU) à des personnes qui, quelles que soient leurs qualités intellectuelles n’ont jamais appris à encadrer un groupe. L’auteur du rapport, qui a servi comme officier dans une unité glorieuse de l’armée ne peut l’ignorer, mais les attentes contradictoires du monde politico-administratif ne lui facilitent pas la tâche et contribuent sans doute à retarder la sortie officielle de ce travail.
Le concours d’entrée à l’Ecole de guerre désavantage les titulaires de postes très opérationnels qui ont peu de temps pour le préparer.
C’est dans ces circonstances que, le 17 décembre dernier, Guy Teissier et Jean-Louis Thiériot suivis par plus d’une trentaine de députés déposent une proposition de loi prévoyant que les élèves de l’ENA devront accomplir une formation militaire suivie d’un stage pratique au sein des forces armées les modalités devant en être fixées par un décret en Conseil d’Etat. Les parlementaires signataires s’étonnent à juste que depuis la suspension du service militaire, les élèves de l’ENA n’aient, sauf exception, aucune expérience militaire. Qu’un élève puisse « sortir de l’école sans avoir jamais salué le drapeau français » ni « manipulé une arme ou, plus grave encore » sans aucune « expérience du commandement alors que dans sa carrière, il aura à coopérer avec les forces armées ». Ils soulignent les avantages de leur proposition pour les futurs hauts fonctionnaires en termes d’apprentissage du commandement, d’habitude de réfléchir et de décider en condition de stress physique ou mental et de travail en équipe. De plus, ils rappellent que la réforme coïnciderait avec l’esprit originel de l’ENA : donner aux élèves « une formation “d’ordre moral” pour reprendre les mots de Michel Debré, en évitant que cette formation soit uniquement technocratique ».
La solution est réaliste puisqu’elle est en vigueur à l’Ecole Polytechnique ; elle est souhaitable car, comme le soulignait déjà Pierre-Henri d’Argenson, énarque et officier de réserve, dans un essai intitulé Réformer l’ENA, paru voilà une douzaine d’années, elle permettrait une préparation des élèves à l’exercice de leurs responsabilités futures, une meilleure compréhension et une plus grande confiance entre les mondes civil et militaires une solide formation humaine et une adaptation aux évolutions de la scène internationale. Mais surtout, elle est indispensable si l’on veut vraiment réformer l’école car il ne sert à rien de changer les institutions si l’on ne s’occupe pas des hommes. Il y a près de cent trente ans, dans son célèbre article sur le rôle social de l’officier, le maréchal Lyautey regrettait qu’on ait tellement négligé le côté moral de ce rôle. Mieux vaudrait éviter de commettre la même erreur avec les cadres de l’administration.
Il y a près de cent trente ans, dans son célèbre article sur le rôle social de l’officier, le maréchal Lyautey regrettait qu’on ait tellement négligé le côté moral de ce rôle. Mieux vaudrait éviter de commettre la même erreur avec les cadres de l’administration.
En 1967, sous le pseudonyme de Jacques Mandrins, de hauts fonctionnaires parmi lesquels Jean-Pierre Chevènement publiaient L’énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise. Déjà, sous ce titre provocateur, ils critiquaient l’esprit de caste et le conformisme qui régnaient à l’école dont ils préconisaient la réforme. Néanmoins, à la relecture, ce témoignage nous rappelle qu’à l’époque, l’ENA vivait encore à l’heure d’un authentique patriotisme et d’un sens exigeant du devoir et de l’honneur : en attestent les noms des premières promotions « Croix de Lorraine » et « France combattante », mais aussi le rituel qui attendait le nouvel élève en ces débuts de la Ve République. Reçu par Michel Debré, il s’entendait dire qu’avant d’intégrer l’école, il lui faudrait servir la France c’est-à-dire accomplir son service militaire, comme officier, chef de section, en Algérie, en sachant qu’il pouvait y laisser sa vie. Cette expérience de la dimension tragique de l’histoire et de la condition humaine ne pouvait que modifier durablement sa vision du monde. Alors, certes, les temps ont changé, et notre époque s’évertue à écarter, ou même à ignorer, cette dimension tragique en confiant à un petit nombre de volontaires professionnels la sécurité de tous. Oui, les temps ont changé, mais pas les hommes et il faut toujours se demander quel exemple on veut mettre dans l’esprit des futurs hauts fonctionnaires : l’ambition d’un Rastignac qui se promet de réussir son ascension sociale ou bien l’héroïsme d’un lieutenant Tom Morel, le commandant du plateau des Glières, qui dit quelques jours avant d’être tué : « Je fais toujours ce que je sais-être mon devoir, dussé-je en mourir » ?
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