L’arrêt du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, sommant la BCE de justifier son programme de rachat d’obligations souveraines, apparaît comme un coup de tonnerre au sein d’une zone euro fatiguée et s’apprêtant à affronter une nouvelle récession dont l’ampleur reste encore un mystère. Pourtant il ne s’agit là que de l’énième épisode d’un feuilleton juridique sur fond économique dont le premier fut diffusé en 2012. Pour comprendre ce verdict il est nécessaire de revenir aux fondements de la BCE.
La BCE, une banque aux origines très germaniques
On rapporte que l’euro aurait été arraché par François Mitterrand à l’Allemagne en échange du soutien de la France à la réunification allemande. Mais La Bundesrepublik n’en resta pas là. Elle obtint que les statuts de la flambant neuve BCE soient peu ou prou identiques à ceux de la rigoriste Bundesbank.
Ainsi l’article 127 du TFUE, donne pour seul objectif à la BCE, de garantir la stabilité des prix, là où la FED poursuit en plus l’objectif de plein emploi. Pour s’assurer qu’elle s’y cantonne bien et ne se sente investie d’autres missions, il fallait la protéger des influences extérieures, et garantir son indépendance. Quelques États-membres auraient pu en effet, à terme, souhaiter de la BCE qu’elle les appuie dans leurs politiques économiques visant par exemple la lutte contre le chômage. Ainsi l’art 282 indique que la BCE « est indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs » coupant officiellement l’institution, par cette simple formulation, de tout soubresauts démocratiques. Pour tranquilliser définitivement la Bundesbank, l’article 123 interdit formellement et clairement le financement par la BCE et par les Banques Centrales le financement direct des États-membres.
L’article 127 du TFUE, donne pour seul objectif à la BCE, de garantir la stabilité des prix, là où la FED poursuit en plus l’objectif de plein emploi.
Gravé dans le marbre des Traités, cette petite mécanique assurait que la BCE n’interviendrait pas dans les politiques économiques nationales au-delà de sa quête de stabilité des prix. Pas de doute, sa germanité était juridiquement garantie.
La principale arme dont elle dispose réside dans la manipulation du taux directeur. Ce dernier se décompose en trois taux. Un taux de refinancement (0%) et un taux de prêt marginal (0,25%) auxquels la BCE prête respectivement à moyen et à très court terme. Si la BCE les augmente, le coût du crédit grimpe et sa demande diminue. Par voie de conséquence la croissance ralentit et de facto l’inflation avec. Inversement lorsque la BCE diminue ces taux, le recours au crédit augmente portant la croissance, et s’ensuit d’une hausse de l’inflation.
Enfin le taux de dépôt (-0,5%) correspond à la rémunération des excédents monétaires des Banques centrales placés dans les coffres virtuels de la BCE. Aujourd’hui ce taux est négatif. Cela signifie que chaque euro qui n’est pas investi dans un produit financier quelconque (prêt immobilier, actions, obligation…) est taxé à hauteur de 0,5%. Bref dans cette situation quand la banque n’investit pas, elle perd.
La BCE, jusqu’en2012, poursuivait son objectif de stabilité des prix en manipulant le taux directeur.
Les crises lui ont fait perdre son âme allemande
Mais depuis l’entrée en fonction de la BCE en 1998, le paysage financier a quelque peu changé … La crise de 2008 fut le premier coup porté à l’orthodoxie germanique de la BCE, contrainte de baisser amplement son taux directeur pour accroître la liquidité sur le marché interbancaire. Au même moment, la FED lance sa politique de Quantitative Easing, c’est à dire l’achat direct de bons du Trésor américain. Action résolument proscrite pour la BCE.
La crise de 2008 fut le premier coup porté à l’orthodoxie germanique de la BCE, contrainte de baisser amplement son taux directeur pour accroître la liquidité sur le marché interbancaire.
Le 3 mai 2010, la rumeur d’un recours de l’Espagne à un emprunt du FMI s’est propagée sur les places boursières européennes, et les taux obligataires pour les pays du Sud augmentent soudainement, étranglant leur capacité d’endettement. Le cours des actions chute. La peur d’un défaut de paiement de la part de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal ou encore de l’Irlande affole les marchés. Acculés, ils peuvent soit emprunter à des taux punitifs creusant davantage leur déficit, et les rapprochant de l’insolvabilité, soit faire défaut. Les outils conventionnels ne suffisent plus.
La BCE annonce pour la première fois un programme de rachat des bons du Trésor des pays en difficulté. Seule la Bundesbank a voté contre et elle ne manque pas de le faire savoir. Pourtant la BCE n’a cessé de s’abîmer davantage dans ce qu’il convient de nommer « les politiques non conventionnelles ». Décidément, de quoi ravir la Bundesbank. Summum de l’horreur, Mario Draghi lance son « what ever it takes » indiquant aux marchés que « tout ce qui était nécessaire » serait entreprit par la BCE pour sauver l’euro. De peu, la zone euro est sauve.
Un collectif de citoyens allemands, visiblement très préoccupés par les questions monétaires, saisit le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe accusant la BCE d’enfreindre ses statuts. Les hostilités judiciaires sont à peine lancées que le 22 janvier 2015, la BCE décide sans fard, d’assumer sa politique de Quantitative Easing en annonçant un rachat massif d’obligations d’État – rachat qui ne sera plus uniquement réservé au pays du Sud – à raison de 60 milliards par mois jusqu’en septembre 2016. En pratique, les Banques centrales nationales rachètent la dette à hauteur de 80%, tandis que la BCE rachète le restant. Le programme prendra finalement fin en décembre 2018. Il aura atteint le montant de 2500 milliards d’euros. Le rêve d’une BCE bien sage, calqué sur le modèle allemand s’évanouit définitivement.
La BCE au pied du mur ?
En 2014, Karlsruhe, juge que son programme de rachat viole les Traités. Elle pose toutefois une question préjudicielle à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) afin de connaître son avis à ce sujet. Celle-ci ne manque pas l’occasion de remettre à sa place la très gênante Cour d’outre-Rhin statuant que « en vue d’exercer une influence sur les taux d’inflation, [la BCE] est nécessairement conduit[e] à adopter des mesures ayant certains effets sur l’économie réelle ». Pas de problème donc, la BCE poursuit uniquement la stabilité des prix, son programme de rachat néanmoins pourrait avoir certains « effets sur l’économie réelle ». Euphémisme qui ne manqua pas d’agacer le juge allemand.
Plutôt que de soutenir la consommation, la baisse des taux a plombé les produits financiers peu risqués à destination des petits épargnants, tandis que l’abondance de liquidités déversée sur les marchés financiers fait planer la menace d’une bulle spéculative hautement toxique.
D’autant que « ces effets sur l’économie réelle » ne sont pas des moindres. Plutôt que de soutenir la consommation, la baisse des taux a plombé les produits financiers peu risqués à destination des petits épargnants, tandis que l’abondance de liquidités déversée sur les marchés financiers fait planer la menace d’une bulle spéculative hautement toxique. À titre d’exemple, le CAC 40 est passé de 2782 points en 2012, à 6111 en février 2020, tandis que le cours des actifs immobiliers triplait durant la même période.
Les Européens et notamment les Français sont moins enclins à recourir au crédit à la consommation qu’outre-Atlantique. Les firmes européennes restant pessimistes n’investissent pas davantage et ce malgré des taux très bas. Enfin, le taux d’inflation passe en novembre 2019 en dessous de la barre des 1%, l’objectif des 2% nécessaire à la stabilité des prix paraît loin.
Non satisfait par la réponse de la CJUE, Karlsruhe a rendu ce 5 mai un jugement accusant la BCE d’avoir, « totalement ignoré » les « conséquences économiques […] pour pratiquement tous les citoyens », entraînant « des pertes considérables pour l’épargne privée ». Ainsi, le Tribunal somme la CJUE de fournir les preuves de ses affirmations. Le jugement est amer mais a le mérite, au moment où la BCE renoue avec le QE pour faire face aux conséquences économiques du Covid 19, de poser la question de son efficacité.
Disposant d’un taux directeur réduit à son seuil minimal, 0%, d’un taux de dépôt négatif, ayant inondé de liquidité les banques européennes et baissé les taux obligataires des dettes souveraines à un niveau historiquement bas allant jusqu’à être négatif pour l’Allemagne, quelle capacité d’action reste-t-il à la BCE ? Visiblement plus rien qui puisse parer à une crise. Si jamais, en effet, une crise économique venait à germer sur le terreau pandémique, les États membres n’auront d’autre choix que d’agir par eux même, que cela passe par une dépense budgétaire massive ou par une thérapie de choc libérale à moins que cela ne conduise à l’éclatement d’une zone euro déjà à bout…