Jeudi 11 juin à 9h30, la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales a organisé une table-ronde de think tanks dans le cadre des travaux du groupe de travail du Sénat sur la décentralisation.
- M. Dominique Reynié, professeur à Sciences Po, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) ;
- M. Nicolas Kada, professeur de droit public à l’Université Grenoble Alpes, auteur de l’étude de la Fondation Jean Jaurès « Une nouvelle décentralisation de la République » ;
- M. Michel Degoffe, professeur de droit public à l’Université de Paris, responsable du groupe « Territoires, décentralisation, collectivités » de la Fondation du Pont-Neuf ;
- M. Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More.
La délégation sénatoriale aux collectivités territoriales est chargée d’informer le Sénat sur l’état de la décentralisation et sur toute question relative aux collectivités territoriales. Son président est M. Jean-Marie Bockel (Union Centriste – Haut-Rhin). Ses travaux sont accessibles ici.
Allocution de M. Michel Degoffe, membre du Pont-Neuf, professeur de droit public à l’université de Paris
Le Sénat engage une réflexion sur des réformes possibles de la décentralisation. En cela, il répond à un projet de loi constitutionnelle déposée en 2019 par le gouvernement. Avant de s’interroger sur ce qu’il conviendrait de faire, il faut dresser un bilan de ce qui a été réalisé.
1) Sans remonter à la nuit des temps, on peut partir de 1982. La décentralisation n’a pas été créée cette année-là. Mais, la loi du 2 mars 1982 et les lois de transfert de compétences qui l’ont suivie sont perçues comme un acte fondateur. Or, beaucoup de choses ont été faites. Chaque législature a voté sa réforme : loi de 1992 (loi Joxe) qui crée notamment les communautés de communes et les communes de villes, loi du 12 juillet 1999 (« loi Chevènement ») qui ne crée par l’intercommunalité mais lui donne la vigueur qu’on lui connaît aujourd’hui (elle crée notamment les communautés d’agglomération qui ont vocation à permettre la coopération dans les agglomérations de taille moyenne), loi de 2002 sur la démocratie de proximité, la révision constitutionnelle de 2003, qualifiée d’acte II de la décentralisation prolongée par la loi du 13 août 2004 sur les libertés et responsabilités locales, loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales (qui avait notamment institué le conseiller territorial qui avait vocation à siéger au sein du conseil départemental et du conseil régional), loi MAPTAM du 27 janvier 2014 et, enfin, loi Notre du 7 août 2015. Et, il ne s’agit là que des lois dont l’objet affiché est de réformer le droit des collectivités territoriales. On passera sous silence les lois nombreuses visant, par exemple, le droit de l’urbanisme qui s’adresse en premier lieu aux collectivités territoriales. Pour ne donner qu’un exemple, alors que la loi du 7 janvier 1983 avait donné aux communes la maîtrise de leur sol, c’est-à-dire la compétence en matière d’urbanisme : le maire délivre le permis de construire au nom de la commune dès lors que la commune s’est dotée d’un document d’urbanisme, les lois récentes visent à transférer aux intercommunalités la compétence en matière de plan local d’urbanisme.
Le Sénat réfléchit à une réforme de la décentralisation autour des notions d’autonomie, de subsidiarité ou de différenciation. Or, ces notions sont déjà débattues depuis de longues années. Il en avait été question, par exemple, dans la révision constitutionnelle de 2003. C’est une manière de rappeler l’effet relatif de ces réformes incessantes. La révision constitutionnelle de 2003 a inséré dans la Constitution la précision que la France était une République décentralisée (art. 1er). On le savait déjà et, juridiquement, cela n’a pas changé grand-chose. La révision a eu pour effet de donner priorité au Sénat pour examiner les projets de loi relatifs aux collectivités territoriales. Elle a inséré dans la Constitution, la région et les collectivités à statut particulier. Sur ce second point, cela rejoint cette quête de différenciation et cela a permis la création de la métropole de Lyon, objet différencié et succès incontestable, semble-t-il. Mais la consécration constitutionnelle de la région, qui prenait acte de vingt ans d’existence sous forme de collectivité territoriale (loi du 2 mars avec effectivité en 1986 avec les premières élections au suffrage universel direct des conseillers régionaux), n’a pas empêché le vote de la loi du 16 janvier 2015 qui modifie considérablement la carte des régions sans consultation des premiers intéressés.
La révision de 2003 insère, déjà, le principe de subsidiarité dans la Constitution[1]. Sans effet apparent donc puisque les discussions en cours portent à nouveau sur ce principe de subsidiarité.
Il était aussi question de différenciation dans la révision de 2003 puisque « dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu, déroger, à titre expérimental et pour un objet et une durée limités, aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences ».
L’article 72 alinéa 3 de la Constitution, issu lui aussi de la révision de 2003, accorde aux collectivités territoriales « un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences ». Mais un expert de la question, Bertrand Faure (Droit des collectivités territoriales, Dalloz, 2018) parle, à ce sujet de « déni de justice » : pas plus après qu’avant 2003, les collectivités territoriales n’ont la compétence de prendre des actes d’exécution de la loi même lorsque ces lois déterminent l’exercice de leur compétence.
Enfin, la révision de 2003 affirme l’autonomie financière des collectivités territoriales. Cela n’a pas empêché de profondes réformes des finances locales, ainsi la suppression de la taxe d’habitation (vingt milliards d’euros).
2) Beaucoup de réformes donc depuis trente ans et, souvent, sans réelle cohérence. Sans prétendre être exhaustif, on peut donner trois exemples :
– la clause générale de compétence a été supprimée pour les départements et les régions (loi de 2010) puis rétablie (loi de 2014) et enfin supprimée (loi de 2015). On l’accuse, en effet, d’être à l’origine de l’enchevêtrement des compétences : toute collectivité a vocation à intervenir dans un même domaine. C’est sans doute lui accorder trop d’importance. On verra plus loin que sa suppression n’a pas mis un terme à l’enchevêtrement des compétences.
– Le grand Paris qui concerne quinze millions d’habitants a fait l’objet de trois moutures dans les deux lois de 2014 et de 2015 : le projet de loi initial prévoyait une sorte de syndicat de communes. Après rejet du texte par le Sénat, le gouvernement a déposé un amendement qui créait la métropole du grand Paris sous forme d’établissement public à fiscalité propre avec suppression des communautés d’agglomération tardivement créées en Ile-de-France, remplacées par des territoires sans personnalité morale et transfert des compétences structurantes à la métropole. Par exemple, celle-ci se voyait attribuer la compétence d’élaboration d’un PLU à l’échelle de son périmètre. Un an plus tard, la loi Notre (7 août 2015) revient sur cette réforme ambitieuse et réattribue certaines compétences à des établissements publics territoriaux qui succèdent, peu ou prou, aux communautés d’agglomération créées puis supprimées.
– L’intercommunalité en milieu rural : chacune des lois votées depuis vingt ans (depuis la loi Chevènement) est consacrée pour le quart ou le cinquième à l’intercommunalité, preuve de l’importance que cette notion a pris dans nos institutions. Mais là encore, la légitimité s’inscrit dans la durée. Or, la carte intercommunale, notamment en milieu rural, a été « brinquebalée » : à l’origine, aucun seuil de population n’était exigé pour créer une communauté de communes (loi Joxe de 1992). Puis, le ministère de l’Intérieur a constaté au milieu des années 2000, qu’on avait créé beaucoup de communautés de communes (près de deux mille), mais sans obtenir les fameuses « économies d’échelle » attendues. D’où une rationalisation de la carte communale, d’abord par voie de circulaire, puis par la loi de 2010 et, enfin, par la loi Notre de 2015. La loi de 2010 impose un seuil de population (5000 habitants) pour créer une communauté de communes. La loi Notre relève ce seuil à 15 000 avec il est vrai beaucoup d’exceptions qui deviennent la règle. Il a donc fallu à deux reprises redessiner la carte de l’intercommunalité. Cela ne rend pas facile l’appropriation de l’institution par le citoyen. Or, n’est-ce pas un élément fondamental de réussite de la décentralisation, le lien de l’individu avec l’institution dont il relève ?
3) En dépit de ces nombreuses lois, de ces allers-retours, il y a quand même un mouvement de fond. Les réformes récentes, c’est particulièrement vrai pour la loi Notre de 2015, privilégient le binôme composé de la région et des intercommunalités au détriment des communes et des départements. Cette évolution suscite une question qui mérite, nous semble-t-il, d’être posée : est-il de bonne pratique de faire reposer la décentralisation sur les collectivités les moins établies ? Il est vrai que le discours est favorable à la rationalisation. Il y a des collectivités qui ne bénéficient pas forcément du vent porteur. On notera pourtant que le citoyen se plaint toujours, paraît-il, du « mille-feuilles » mais quand on lui demande de la réduire, il refuse. En juillet 2003, les corses consultés ont refusé la création d’une collectivité à statut particulier et le 7 avril 2013, les électeurs alsaciens consultés sur la fusion de la région Alsace et des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin l’ont pareillement refusée. Dans les deux cas, le législateur est intervenu, certes dans une configuration différente pour l’Alsace pour créer la collectivité européenne d’Alsace qui est un département, configuration différente puisqu’entre temps, la région Alsace avait été dissoute dans la région du Grand Est.
4) Compte tenu de cet historique, quelles sont les réformes envisageables autour des thèmes retenus : autonomie, subsidiarité et différenciation ? Le gouvernement a déposé un projet de loi (projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, n° 2203 enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 29 août 2019) qui modifie l’article 72 de la Constitution pour prévoir un droit à la différenciation. Pour l’instant, le principe d’égalité implique qu’une collectivité territoriale qui appartient à une catégorie ne peut avoir de compétences différentes de celles des autres collectivités territoriales appartenant à la même collectivité. La loi pourrait, pour tenir compte des spécificités d’une collectivité territoriale, lui attribuer des compétences particulières « sans que les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti puissent être mises en cause ».
Le projet de révision ouvre aussi la possibilité pour les collectivités territoriales de déroger aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences. Cette possibilité est déjà prévue à l’article 72 de la Constitution mais dans le cadre d’une expérimentation, pour une durée limitée. Il ne serait plus question d’enfermer ce droit de déroger dans le cadre d’une expérimentation et dans cette durée limitée.
Avant d’entrer dans cette voie, il me semble qu’une question doit être posée : certains dénoncent la fracture territoriale (voir les travaux de Christophe Guilluy), révélée également par la crise des gilets jaunes. Pour répondre à cette crise, faut-il plus de différenciation territoriale ou, au contraire, une réaffirmation du rôle de l’État ? Pour ne prendre qu’un exemple, une mission parlementaire sur la Seine-Saint-Denis a révélé en 2018 les carences de l’État régalien (entendu largement : sécurité, justice, éducation) dans ce département. Pour sortir de cette situation, faut-il renforcer l’État, ou faire confiance aux collectivités territoriales ?
Il me semble qu’il faudrait privilégier la clarification des compétences. Un auteur classique, Charles Eisenmann, avait dégagé la notion de semi-décentralisation. L’État transfère une compétence à une collectivité territoriale. C’est la définition de la décentralisation. Mais l’autonomie locale est un leurre si dans l’exercice de cette compétence, la collectivité territoriale ne dispose pas des moyens juridiques et financiers appropriés. On devrait tendre, même si ce n’est pas aisé à mettre en œuvre, vers l’application d’un principe selon lequel la collectivité qui décide est aussi celle qui paye ou finance, et vice versa. Or, nous n’en sommes pas là. Si on prend l’exemple du RSA, compétence qui pèse lourdement sur le département, ce dernier est tributaire de décisions prises par l’État. Dans son rapport sur les finances locales 2019, la Cour des comptes constate que « les décisions prises par l’État permettent d’expliquer à hauteur de 34% la hausse des dépenses réelles de fonctionnement des collectivités entre 2017 et 2018 ». À ce sujet, elle indique que « la revalorisation du RSA devrait entraîner une hausse de 132 M€ des dépenses sociales des départements en 2019 contre plus de 246 M€ en 2018. En effet, l’année 2018 avait été marquée par plusieurs revalorisations, notamment celle au niveau de l’inflation en avril 2018 ainsi que celles liées à l’application du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale ».
Cet exemple démontre que l’octroi d’une compétence ne s’accompagne pas nécessairement de la fixation des règles, et que cela a des répercussions financières.
On peut donner un autre exemple, toujours à propos du RSA parce que cela a donné lieu à contentieux. Le département du Haut-Rhin avait décidé de subordonner l’octroi du RSA à la réalisation de sept heures de bénévolat hebdomadaire. Le Tribunal administratif de Strasbourg a annulé cette délibération en considérant que c’est la loi et le règlement (le décret) qui fixent les règles en la matière sans qu’il y ait place pour des règles locales. Même si la Cour administrative d’appel de Nancy a ensuite censuré ce jugement en interprétant différemment la loi en vigueur, son arrêt ne remet pas en cause l’absence de pouvoir réglementaire accordé aux collectivités territoriales. Or on ne voit pas pourquoi, pour certaines compétences limitativement énumérées, la collectivité ne pourrait pas fixer les règles d’application. En tout état de cause, ces règles seraient, en effet, soumises à un contrôle juridictionnel.
La clarification passe aussi par une répartition plus compréhensible des compétences entre les différents échelons. En dépit de la suppression de la clause générale de compétence, des progrès restent à accomplir, comme en témoigne la circulaire du ministre de l’Intérieur aux préfets du 22 décembre 2015 sur les incidences de la suppression de la clause de compétence générale des départements et des régions sur l’exercices des compétences des collectivités territoriales (http://circulaires.legifrance.gouv.fr/pdf/2015/12/cir_40360.pdf). Le ministre décrit les compétences des différents échelons dans les différents domaines. Il suffit de lire cette circulaire pour constater combien la complexité demeure.
Il me semble, enfin, que le respect du principe de l’égalité, de la neutralité, de l’impartialité de l’action administrative passent aussi par le maintien d’une fonction publique, et non pas nécessairement par le recours aux techniques de recrutement du privé, incorrectement assimilées.
[1] « Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon » (art. 72 alinéa 2).