Si Moscou est revenu en force au Haut-Karabakh en y imposant un cessez-le-feu et en y déployant des troupes pour le faire respecter, le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan marque cependant un recul de l’influence russe au bénéfice des ambitions islamo-nationalistes du sultan Erdogan. Pour les Arméniens qui doivent rétrocéder le district de Latchin demain premier décembre au plus tard, le conflit marque avant tout la fin de leur présence multiséculaire sur une terre qui constitua dès le IVe siècle un avant-poste de la chrétienté en terre d’Orient.
Article copublié avec l’Incorrect, également disponible sur ce lien.
C’est finalement la destruction par erreur d’un hélicoptère russe par l’Azerbaïdjan au-dessus du territoire arménien le 9 novembre dernier qui aura contraint la Russie – jusque-là peu encline à intervenir dans le conflit du Haut-Karabakh – à imposer un cessez-le-feu avec effets immédiats aux deux parties.
Catastrophique pour l’Arménie, ce cessez-le-feu entérine la cession des trois-quarts du territoire de la République du Haut-Karabakh (appelée par les Arméniens Artsakh) à l’Azerbaïdjan. Dans le détail, celui-ci conserve les territoires militairement conquis au cours du conflit et se fait rétrocéder les régions de Kelbadjar, Agdam et Latchin – où un corridor doit toutefois permettre de relier l’Arménie à l’ancien oblast autonome du Haut-Karabakh, peuplé à 95% d’Arméniens. En tout, sept districts qui avaient été conquis par les Arméniens contre les Azerbaïdjanais en 1994 et qui formaient un glacis protecteur du Haut-Karabakh en territoire azerbaïdjanais, peuplé de Kurdes et d’Azéris. Ce n’est pas la cession de ces territoires dépourvus d’identité arménienne historique qui pose problème en soi même si elle fragilise ce qu’il reste de l’Artsakh. D’ailleurs, Nikol Pachinian, premier ministre arménien, avait envisagé dès 2011 de rendre ces sept districts à l’Azerbaïdjan dans le cadre de négociations autour du futur statut du Haut-Karabakh mais le président Aliev avait refusé tout net.
En revanche, dramatique est la conquête par les troupes azéries des territoires historiques de la partie sud de l’ancien oblast autonome du Haut-Karabakh – notamment la ville de Chouchi – peuplé d’Arméniens et arbitrairement rattaché à l’Azerbaïdjan par Staline en 1923. Un découpage malheureusement entériné par le droit international en 1991 qui a conduit la diplomatie française, dans un mélange de pharisaïsme juridique et de lâcheté morale, à proclamer la neutralité de la France dans le conflit, au nom du respect du droit international mais aussi de nos relations commerciales avec l’Azerbaïdjan doté d’importantes réserves en hydrocarbures.
Lâcheté française et recul occidental
Une neutralité qui fait honte à la France pour qui a le souvenir des entreprises de nettoyage ethnique réalisées par les Azéris à l’encontre des Arméniens de l’Artsakh dans les années 80 auxquelles fait écho le glaçant propos du président Aliev : « nous chasserons les Arméniens comme des chiens et les noierons dans leur sang ». La France, dont les liens avec l’Arménie remonte pourtant au Moyen-Âge – avec par exemple le règne de Léon VI de Lusignan à la tête du royaume d’Arménie cilicienne à la fin du XIVe siècle – et qui accueille sur son territoire la troisième diaspora arménienne, soit 600 000 personnes, n’a pas été fidèle à sa vocation de protection des Chrétiens d’Orient réunis au sein de cette « échauguette de la civilisation occidentale » qu’est l’Arménie selon les termes de Sylvain Tesson. Ce sont donc des monastères chrétiens vieux de plus mille ans qui passent sous la coupe islamique de l’Azerbaïdjan.
Plus encore que la lâcheté française, c’est le recul de l’influence occidentale dans la région qui est patent. En 1992, le groupe de Minsk, coprésidé par la France, la Russie et les États-Unis, avait été constitué pour régler le conflit du Haut-Karabakh. En 1994, il avait acté la victoire de l’Arménie sur l’Azerbaïdjan, au terme d’un conflit qui avait fait plus de 30 000 morts. En 2020, le rapport de forces sur le terrain s’est inversé, à cause du soutien de la Turquie à l’Azerbaïdjan : drones, F-16 turcs et conseillers militaires fournis par le sultan Erdogan qui a aussi déployé plusieurs milliers de mercenaires et de djihadistes depuis le nord de la Syrie. Mais aussi en raison de la livraison par Israël de bombes à sous-munitions utilisées par les troupes azéries contre les Arméniens à Stepanakert (capitale de la république d’Artsakh). Des armes pourtant interdites par le droit international mais acquises par Bakou grâce à leur manne pétrolière.
La Russie a pris un malin plaisir à évincer l’Occident des négociations, préférant, comme en Syrie, négocier directement un compromis avec le sultan ottoman plutôt que de reconnaître une quelconque légitimité à l’Occident dans son pré-carré post-soviétique où elle s’efforce de reconquérir sa zone d’influence.
Une situation devant laquelle l’Europe, pourtant menacée par la Turquie en Méditerranée orientale, est restée passive, tout comme le groupe de Minsk qui aurait pu – c’était la moindre des choses – suspendre la participation en son sein de la Turquie, dès lors qu’elle se comportait de manière partiale et belliqueuse.
Il faut dire que là comme ailleurs, la Russie a pris un malin plaisir à évincer l’Occident des négociations, préférant, comme en Syrie, négocier directement un compromis avec le sultan ottoman plutôt que de reconnaître une quelconque légitimité à l’Occident dans son pré-carré post-soviétique où elle s’efforce de reconquérir sa zone d’influence.
Cynisme russe
De fait, avec le conflit au Haut-Karabakh, la Russie aura réussi à consacrer sa présence militaire dans les trois anciennes républiques soviétiques de Transcaucasie : la Géorgie – qu’elle a en partie dépecée en 2008 au profit des républiques sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du sud, l’Arménie où elle dispose d’une base militaire de 3 000 hommes à Gyumri (nord-ouest) et l’Azerbaïdjan où elle déploie désormais 2 000 soldats en vertu de l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre.
Mais la Russie aura fait preuve de cynisme dans ce dossier et aura perdu son aura européenne de protection des Chrétiens d’Orient qu’elle avait pourtant acquise aux yeux de l’opinion publique par son intervention syrienne de septembre 2015. Sa realpolitik affichée masque en réalité une faiblesse diplomatique et une incapacité à défendre un allié de la première heure.
En effet, depuis son indépendance en 1991, l’Arménie a toujours conservé des relations étroites avec la Russie même si elle a recherché en même temps le soutien de l’Occident et s’est rapprochée de l’Union européenne dont elle a manifesté le désir d’intégrer les institutions. Une diplomatie qui ne s’est guère avérée payante, d’un côté comme de l’autre. Sur le plan économique, l’Arménie appartient pourtant depuis 2015 à l’Union économique eurasiatique, une zone de libre-échange formée par la Russie avec plusieurs anciennes républiques soviétiques pour contrebalancer l’Union européenne.
Sur le plan militaire, l’Arménie est membre fondateur de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) qui regroupe également autour de la Russie depuis 2002, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan dans une même alliance comportant une clause de défense de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États membres. Il est vrai que cette clause ne s’applique pas, d’après le traité, à l’Artsakh, juridiquement rattaché à l’Azerbaïdjan. Dans le même temps, l’Arménie négociait avec l’OTAN sa participation aux opérations menées par la FKOR au Kosovo…
Louvoiement arménien et hégémonie turque
C’est ce louvoiement qui n’a pas été apprécié par le voisin russe. Tout comme l’évolution « libérale » de l’Arménie – notamment sous l’impulsion de Nikol Pachinian – qui a déplu au Kremlin alors même que l’Azerbaïdjan s’est efforcé d’entretenir des relations cordiales avec Poutine. Pourtant, l’Azerbaïdjan appartient à la sphère d’influence culturelle et religieuse turque, les deux États se décrivant même comme « une seule nation, deux États » et étant animés par la même logique guerrière islamo-nationaliste.
Certes, Bakou n’a pas utilisé de la même rhétorique anti-russe que Saakachvili en Géorgie ou Porochenko en Ukraine, il n’en reste pas moins un marchepied de la Turquie dans le Caucase.
Enfin, l’Azerbaïdjan est membre d’une organisation, le GUAM, qui réunit Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie (GUAM) dans une même volonté de combattre l’influence russe. Certes, Bakou n’a pas utilisé de la même rhétorique anti-russe que Saakachvili en Géorgie ou Porochenko en Ukraine, il n’en reste pas moins un marchepied de la Turquie dans le Caucase. Celle-ci ne s’y est d’ailleurs pas trompée puisque derrière ses ambitions islamo-nationalistes, se cache la volonté d’Ankara de consolider son projet du corridor gazier sud-européen qui vise à exporter les ressources pétrolières et gazières de la mer caspienne vers les marchés européens via le territoire turc, sans passer par la Russie ni par l’Arménie. Ce qui n’était pas possible auparavant le devient grâce au cessez-le-feu du 9 novembre 2020 qui prévoit la construction d’un corridor entre la république autonome azerbaïdjanaise de Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan qui traverse l’Artsakh, afin de créer un continuum turc de la mer Noire à la mer Caspienne, au détriment de l’Arménie mais aussi de la Russie.
Malgré sa volonté de sauver les meubles, ce sont les Turcs et non les Russes qui sont les vrais vainqueurs du conflit.