Aristote : Politique et bien commun
« Platon rêvait de la Cité idéale, dans laquelle tout puisse être commun ; son disciple Aristote en prend le contrepied dans un chapitre célèbre de la Politique. Il défend la propriété individuelle, parce qu’elle est « plus agréable » que la communauté des biens ; et, contre la communauté des femmes prônée par Platon dans la République, il défend aussi la famille , qui diffère de la Cité quant à la justice qui s’y découvre et permet de « vivre » à défaut de « bien vivre ». Sa première préoccupation, dans une vision analogique du monde (Ethique à Nicomaque I, 6, en particulier 12), est de garantir la possibilité pour chacun d’atteindre au bonheur, par l’autarcie, étymologiquement en français l’autosuffisance (Ibidem, I, 7, 7). Le philosophe parvient à cette autarcie grâce à ses connaissances, dont il jouit dans ce que le philosophe nomme théoria, la contemplation. Mais la plupart des hommes ne peuvent atteindre à cette fin autarcique, que grâce à la vie politique. C’est la raison pour laquelle Aristote répète, au début de l’Ethique à Nicomaque, que « le bien commun est plus divin que le bien d’un individu pris à part » (I, 2, 7). Lui seul nous élève, en tant que commun, à une forme collective d’autarcie, qui nous fait ressembler à Dieu. Dans la famille ou la tribu, on parvient juste à vivre ou à survivre. Mais le cadre d’une Cité est nécessaire si l’on veut « bien vivre », vivre en faisant le bien.
En termes modernes, cela signifie que la politique est directement liée à la morale – et non l’inverse. C’est la définition même du conservatisme politique, que de subordonner l’efficacité politique à un bien commun, à une « décence commune » dirait Orwell, que l’on ne peut pas démontrer rationnellement ni non plus calculer, mais qui porte la chance, pour chaque individu à sa place, de mener une vie bonne dans la pratique sociale des vertus. »(G. de Tanouarn, Dictionnaire du conservatisme, p. 85 )
Cicéron : Ne pas profaner la parole
« La rhétorique pour Cicéron est inséparable de l’éthique. Sa rhétorique a son origine philosophique dans son scepticisme critique teinté de platonisme. Dans ses œuvres, l’éloquence est présentée comme médiation entre la sagesse et la cité. Sagesse et parole. Aussi l’application chrétienne, en particulier avec Saint-Augustin, prendra pour référence éloquence philosophique cicéronienne. Dans bien parler ou bien plaider, il y a bien. C’est pourquoi la parole en public ne tolère pas l’à-peu-près, les mots usagés, la phraséologie, les idées qui font le trottoir, les paroles gelées qui sont comme des caillots qui obstruent la communication. La parole ne s’élève que si elle est vraie parce que la vérité a la légèreté de l’être et que le mensonge est pesant. Nous devons veiller à ne pas profaner la parole., Tout à la fois sens et expression. Nous avons la garde des mots. Nous en sommes comptables et devrons en rendre compte. « Honneur des hommes, saint langage », disait Paul Valéry, bon lecteur de Cicéron » ( J. M. Varaut, les Epées, n°9, septembre 2003)
Hésiode : Un ordonnancement des choses
« Hésiode réactionnaire ? Plutôt conservateur, conscient et satisfait de l’être, comme se doit de l’être un tout petit propriétaire rural, vivant laborieusement de son carré de vignes et de quelques champs de blé et d’orge ; il se méfie des procès de son frère, des voyages en mer et des commerçants, il déteste l’hiver et ne sait pas beaucoup pouvoir attendre de ses voisins, n’a que mépris pour les fainéants, ignore les étrangers, méconnaît les bergers, se moque des puissants et préfère, parmi les femmes, celle qui travaille dur. Avec cela nullement cynique : il réprouve la violence et cherche à se prémunir de celle des dieux, par une piété attentive, et de celle des hommes, qu’il invite sans illusions à respecter davantage le droit–le véritable, fondée non sur des droits mais sur les devoirs, à commencer par le devoir de travailler et de s’abstenir de la fraude.(…) Pareillement, il chante un ordre de la vie rurale et du travail de la terre ; (…). Comme si son grand propos avait été de revenir toujours à cette idée d’un ordonnancement des puissances divines, les actes de l’homme vivant de son travail, et de son langage quand il se fait poésie » (A. Lanavère, Les Epées, n°3, hiver 2001)
Balzac (1799-1850) : Nous sommes entre deux systèmes
Sans doute Honoré de Balzac ne fut-il pas simplement ni totalement un conservateur : il est difficile de concevoir qu’un génie soit tout d’une pièce. Et lorsqu’il écrit les Mémoires de deux jeunes mariées, quoi que l’on entende vibrer sa plume et battre son cœur, lui-même n’est pas Monsieur de Chaulieu. Pourtant, il suffit de relire ce passage pour comprendre pourquoi les conservateurs des générations suivantes ont pu voir en lui un maître et un inspirateur : « En détail, la Révolution continue, elle est implantée dans la loi, elle est écrite sur le sol, elle est toujours dans les esprits ; elle est d’autant plus formidable qu’elle paraît vaincue (…) Sais-tu, mon enfant, quels sont les effets les plus destructifs de la Révolution ? tu ne t’en douterais jamais. En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille, ils ont créé le fisc ! Mais ils ont préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse, l’extinction des arts, le règne de l’intérêt personnel et frayé les chemins à la Conquête. Nous sommes entre deux systèmes : ou constituer l’État par la Famille, ou le constituer par l’intérêt personnel : la démocratie ou l’aristocratie, la discussion ou l’obéissance, le catholicisme ou l’indifférence religieuse, voilà la question en peu de mots. J’appartiens au petit nombre de ceux qui veulent résister à ce qu’on nomme le peuple, dans son intérêt bien compris. Il ne s’agit plus ni de droits féodaux, comme on le dit aux niais, ni de gentilhommerie, il s’agit de l’État, il s’agit de la vie de la France. Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée. Là commence l’échelle des responsabilités, et la subordination, qui monte jusqu’au roi. Le roi, c’est nous tous ! Mourir pour le roi, c’est mourir pour soi-même, pour sa famille, qui ne meurt pas plus que ne meurt le royaume. Chaque animal a son instinct, celui de l’homme est l’esprit de famille. Un pays est fort quand il se compose de familles riches, dont tous les membres sont intéressés à la défense du trésor commun : trésor d’argent, de gloire, de priviléges, de jouissances ; il est faible quand il se compose d’individus non solidaires, auxquels il importe peu d’obéir à sept hommes ou à un seul, à un Russe ou à un Corse, pourvu que chaque individu garde son champ ; et ce malheureux égoïste ne voit pas qu’un jour on le lui ôtera. ».
Burke (Edmund) (1729-1797) : Acte de naissance
« Selon Jacques Ellul, c’est la Révolution française qui serait la première « vraie » révolution, au sens moderne du terme – c’est-à-dire, dotée d’une vision de l’histoire, et se proposant d’instituer une cité régénérée et un homme nouveau dans le cadre d’une temporalité radicalement nouvelle. Elle apparaît en tout cas, par contre coup, comme le véritable acte de naissance du conservatisme en France : non pas du mot, d’ailleurs, qui est alors paradoxalement utilisé par les révolutionnaires les plus intransigeants – mais de la chose – c’est-à-dire, d’une doctrine dont la première expression complète est due à un libéral britannique, Edmund Burke, qui publie dès 1790 ses Considérations sur la révolution de France. Selon cette approche, il ne s’agit pas (seulement) de conserver ce qui existe, ici et maintenant, mais bien de s’opposer, sur tous les plans, à la vision du monde promue par les révolutionnaires : à son rationalisme radical, qui prétend éliminer tout ce qui ne relève pas strictement de la raison humaine ; à sa tendance à l’abstraction, qui la conduit à soumettre toutes les réalités aux grands principes de Liberté et d’Egalité, même quand bien même il faudrait pour cela les allonger sur le lit de Procuste et couper tout ce qui dépasse ; à son progressisme, qui débouche inévitablement sur la « table rase » et la suppression de tout ce qui vient du passé, héritage, transmission, tradition, continuité, lignage, racines ; à son universalisme, qui présuppose l’oubli du particulier, du local, des petites structures et des corps intermédiaires, et qui abandonne l’individu isolé au milieu de la foule, seul face à l’État totalitaire. » Dictionnaire du conservatisme, introduction.
Chateaubriand ( 1758-1848) : Le programme du conservateur
Dans une lettre publiée en tête du premier volume du Conservateur (1818), e Chateaubriand développe les grandes lignes de son programme de reconquête politique et culturelle. L’éditeur de la revue lui ayant rappelé « avec quelle fureur on recommence à proclamer les principes qui depuis trente ans ont fait tant de mal à la France », et la nécessité d’ « d’opposer une digue à ce torrent », Chateaubriand commence par acquiescer : « On tonnera contre les propagateurs des principes qui nous ont perdus. » Du reste, « Croit-on que les démagogues qui crient à la liberté lui élèvent un autel dans leur cœur ? Ils ne l’ont jamais aimée ; ils ne l’ont jamais servie. Ce qu’ils désirent, c’est l’abaissement de tout ce qui est au-dessus d’eux. Ils accepteront demain le despotisme pourvu que ce fut avec l’égalité de 93. Leur amour de la liberté, c’est de la haine et de l’envie ; la république qu’ils veulent, c’est une république d’esclaves, la démocratie des cimetières, le niveau de la mort. ». C’est donc contre ces « fléaux du genre humain » que Le Conservateur aura à se battre. À cet égard, il sera en droit de se garder des « modérés », « ces hommes amis de tout le monde, dont l’opinion est de n’en point avoir, qui flottent entre les partis, n’ont d’autre principe que l’intérêt, d’autre vertu que la faiblesse ». Pour autant, conformément à la leçon de Burke, la doctrine du Conservateur se veut réaliste et mesurée, et non pas rétrograde ni passéiste : pas question, comme le prétendent leurs ennemis, de conjurer « la perte de la liberté, le rétablissement de l’ancien régime, le retour des privilèges, de l’inquisition et de la féodalité ». Le Conservateur « ne doit pas (…) renoncer à une défense légitime », mais pas non plus se refuser à louer ce qui est louable : « la mesure et la politesse doivent être (son) caractère distinctif »C’est. Il se défiera donc des principes révolutionnaires, comme l’idée de progrès : « Nous nous perfectionnons, soutient-on dans beaucoup de pamphlets. J’ai quelques doutes ». Mais il n’essaiera pas de revenir en arrière : « Ne donnons aux Athéniens que la loi qu’ils peuvent supporter : nous ne retournerons pas à la pureté des premiers âges : les hommes sont les enfants de leur siècle », et il importe avant tout de tenir compte de la réalité. Et ce, sur tous les plans : c’est ainsi qu’évoquant l’économie, Chateaubriand note que « l’agriculture est la vieille France, le commerce et la nouvelle, confondons les dans notre amour. »