Le XXe siècle, qui a vu fleurir les utopies, les a aussi vues se faner – à force de montrer dans les faits leur effroyable visage. Le rêve utopique n’a pu survivre aux démentis successifs que constituent la Shoah et le goulag, la Chine de Mao et le Cambodge de Pol Pot, la figure de Big Brother et le constat de la barbarie ordinaire. À force, on a fini par se dégoûter de ces mythologies mortelles, on a fini par faire au retour au réel, c’est-à-dire, à l’homme tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être. L’utopie est morte, pour le plus grand bien de tous. Morte ? A vrai dire, elle a la vie dure, comme les monstres des films d’horreur qui, juste avant la fin, alors qu’on les croit définitivement éliminés, se mettent à bouger le petit doigt. L’utopie, bien qu’elle ait été, dans notre histoire moderne, la grande pourvoyeuse des massacres et des génocides, n’en conserve pas moins (notamment sous sa forme faible, l’utopie au sens de « rêve impossible mais généreux »), un vrai prestige dans certains milieux de la gauche et de l’ultra-gauche intellectuelles. On fait alors semblant d’oublier les catastrophes qu’elle a engendrées, avant de la proclamer nécessaire, indispensable à la bonne santé du monde. C’est ainsi qu’elle imprégnait naguère le message des « Indignés », qui se situait dans la perspective progressiste et utopique de la construction d’une démocratie idéale, et qu’elle éclatait chez Mélenchon, qui en 2011 déclarait aux Inrocks n’avoir « jamais cessé de croire qu’on pouvait construire un paradis, ici et maintenant.» Comme toujours, le loup utopique s’avance masqué, recouvert d’une peau d’agneau qui le fait paraître respectable et donne envie de le croire. Il n’en est que plus dangereux.